Philippe Foussier
Soutenez le DDV : abonnez-vous à l’universalisme !
S’il ne fallait retenir qu’une poignée de livres consacrés à la laïcité, celui que vient de publier Éric Anceau mérite indubitablement de figurer dans ce panthéon bibliographique. Expert dans cette discipline, l’auteur en présente une exploration historique fouillée bien sûr, mais pas seulement. Son état des lieux de la laïcité dans la France d’aujourd’hui tout comme l’exploration géographique qu’il en propose font preuve d’une égale rigueur d’analyse pour se prémunir « contre les simplifications, le manichéisme et les anachronismes ».
Au palmarès des erreurs de compréhension de la laïcité, on peut sans hésiter faire figurer le travers qui consiste à n’y voir qu’un principe juridique et à la réduire à la loi de 1905. Les faux doctes, qui sont souvent aussi de vrais pédants, ajoutent souvent d’un air pénétré : « La loi, rien que la loi, toute la loi. » Loin de se réduire à ces dimensions restreintes, « elle est un humanisme universaliste qui émancipe de toutes les formes d’aliénation, qu’elles soient religieuses, culturelles, économiques et sociales ». On peut aussi retenir parmi les affirmations aussi ineptes que péremptoires celle selon laquelle la laïcité est un concept intraduisible et incompréhensible ailleurs que dans les frontières hexagonales.
Loin de la légende ressassée jusqu’à l’indigestion, la loi de 1905 ne fut en rien un « compromis » avec l’Église mais bien plutôt l’expression d’une volonté de la République d’endiguer les prétentions cléricales exprimées par le culte dominant.
Loin de débuter en 1905 donc, la laïcité française prend sa source dans l’Antiquité, comme Éric Anceau l’expose avec pertinence. Mais c’est plus tard, notamment avec le long règne de Philippe le Bel, qu’on trouve d’édifiants exemples de la lutte entre le pouvoir politique et la papauté. On peut dater de ce XIIIe siècle une nette « affirmation de l’indépendance de l’État vis-à-vis de toute autorité spirituelle ». Impossible, pour qui veut comprendre sérieusement la laïcité, de faire abstraction du XVIe siècle et des guerres de religion, qui éclairent au demeurant utilement les problématiques contemporaines. La façon dont les souverains successifs ont traité la question protestante est ici retracée avec justesse.
Haro sur les « laïcards » !
De la même manière, comment comprendre la laïcité française sans intégrer dans sa réflexion l’importance du gallicanisme, dont Bossuet fut le principal théoricien, puis les apports philosophiques de la Renaissance ? Descartes, Hobbes, Spinoza, Bayle ou Locke vont ainsi contribuer, avant les Lumières avec Hume, Voltaire, Diderot, Rousseau et plus généralement les Encyclopédistes, à structurer une méthode propre à gérer à la fois la pluralité religieuse et la soif de s’extraire du dogmatisme d’un culte dominant. La Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, la Constitution civile du clergé, la première séparation de 1795 répondent partiellement à cette aspiration, consolidant les fondations d’une laïcité qui ne fera formellement son apparition lexicale qu’au siècle suivant.
L’éminent dix-neuvièmiste qu’est Éric Anceau traite ensuite ce siècle avec une maîtrise consommée, en détaillant les évolutions des rapports entre l’État, la société et les problématiques religieuses. Du Concordat napoléonien à la IIIe République en passant par les différentes phases de la Restauration, la monarchie de Juillet, la IIe République puis le Second Empire, on comprend comment furent contradictoires – et pas toujours binaires – les étapes de la construction de la laïcité. Les figures de Montalembert, Lammenais, Guizot, Ozanam, Buchez, Leroux, Falloux, Thiers ou de Quinet sont ici convoquées pour bien appréhender les controverses d’un siècle qui permettra la transition d’« un régime fondé sur la vérité à un autre fondé sur la raison ». La querelle scolaire est ici parfaitement mise en lumière avec les rôles de Jules Ferry, de Ferdinand Buisson et de Paul Bert face au « parti clérical ». Emmené par l’évêque Freppel, également député, ce camp accuse la laïcité de s’ériger en religion d’État et commence à populariser le terme de « laïcard » dans La Croix, une épithète revenue en grâce de nos jours, plutôt d’ailleurs en provenance d’une certaine gauche gagnée par une bigoterie qui fut jadis l’apanage de la droite.
Après l’édification de l’école laïque, le camp républicain se consacre à réaliser la – seconde – séparation entre l’État et les églises. Éric Anceau fait ici litière du prétendu « pacte laïque » qui se serait noué alors, soulignant à l’inverse combien fut rude l’affrontement entre la République et le camp catholique, de la rupture des relations diplomatiques avec le Vatican à l’encyclique papale Vehementer Nos de février 1906. Loin de la légende ressassée jusqu’à l’indigestion, la loi de 1905 ne fut en rien un « compromis » avec l’Église mais bien plutôt l’expression d’une volonté de la République d’endiguer les prétentions cléricales exprimées par le culte dominant.
Convergence des luttes
Autre intérêt majeur du livre d’Éric Anceau, le développement qu’il consacre à la laïcité hors de nos frontières. Des pays européens aux institutions communautaires, des États-Unis à l’Afrique en passant par l’Inde ou le Japon, des multiples exemples en Amérique latine, l’auteur réduit à néant l’idée selon laquelle la laïcité serait exclusivement française. Il démontre aussi comment elle irrigue, même sans être explicitement mentionnée, les textes internationaux. Il rappelle avec pertinence que la Turquie a introduit la notion de laïcité dans sa Constitution avant la France, et qu’une traduction en existe bel et bien dans cette langue : laiklik. Dans le monde arabe, al-la’ikiyya est son équivalent et les combattants pour l’égalité des droits en terre d’islam le connaissent parfaitement, en particulier les femmes : « Beaucoup ne comprennent pas que des musulmanes occidentales s’imposent des contraintes dont elles cherchent elles-mêmes à l’émanciper », observe Éric Anceau.
« Face à toutes les voix hostiles à la laïcité à la française, d’autres voix venues de pays où la religion impose sa loi regrettent qu’elle ne s’applique pas chez elles et suivent avec anxiété les débats franco-français en espérant qu’ils n’amènent pas la France à renoncer à elle. »
Éric Anceau (Laïcité, un principe)
Il n’y a pas de fatalité à ce que des régimes aujourd’hui éloignés de la laïcité le demeurent éternellement. Jadis, l’Égypte de Nasser ou la Tunisie de Bourguiba tracèrent quelques pistes en ce sens. « Face à toutes les voix hostiles à la laïcité à la française, d’autres voix venues de pays où la religion impose sa loi regrettent qu’elle ne s’applique pas chez elles et suivent avec anxiété les débats franco-français en espérant qu’ils n’amènent pas la France à renoncer à elle », relève Éric Anceau. À noter par ailleurs que le Bangladesh fut constitutionnellement laïque de 1971 à 1975 et que le terme a été réintroduit dans la loi fondamentale en 2010. « La France est donc loin d’être isolée », remarque donc l’auteur, même si sa laïcité républicaine « constitue un cas original ».
Avec nuance et rigueur, Éric Anceau termine son livre sur les « trente ans de controverses françaises » autour de la laïcité. De l’affaire de Creil en 1989 à la loi renforçant les principes républicains adoptée en août 2021, l’auteur n’esquive aucun débat, pointant la manière dont les agents de propagation de l’islamisme ont peu à peu réussi à s’attacher la connivence d’utiles compagnons de route dans le monde intellectuel et médiatique. Il rappelle les débats sur la loi de 2004 proscrivant les signes religieux à l’école, combattue à l’époque avec virulence tant par le Front national que par les Verts ou la LCR. « De fait, une convergence des luttes s’opère depuis quelques années entre extrême gauche, défenseurs des minorités actives et partisans de l’islam politique », relève-t-il. À l’évidence, la laïcité française est placée sous le feu nourri de ses adversaires : « Il est symptomatique que le Comité des droits de l’homme de l’ONU à New York, les commissions sur les libertés religieuses à Washington et le secrétariat général de la Ligue islamique mondiale à la Mecque, si différents soient-ils, se retrouvent souvent pour la condamner. »
En conclusion, et au vu du constat de l’adversité multiforme à laquelle elle est confrontée, Éric Anceau estime la laïcité républicaine à la croisée des chemins : « Le problème des années à venir est moins l’islam que ce que la majorité des Français et leurs responsables politiques entendent faire de leur laïcité. » Si cette dernière « n’est évidemment pas un mantra permettant de résoudre tous les problèmes du pays, de la forme de la laïcité retenue découlent des choix de société qui peuvent être radicalement différents et avoir des effets considérables ». Et là encore, l’histoire nous en fournit de bien utiles démonstrations.