Tribune de Jacqueline Costa-Lascoux, juriste et sociologue, directrice de recherche honoraire au CNRS
Les réticences à voter Emmanuel Macron au second tour de l’élection présidentielle – en dépit du danger d’une victoire possible du Rassemblement national – rappellent singulièrement ce que l’on observe chez les adolescents et les étudiants : la défiance et l’hostilité envers le premier de la classe. J’ai pu les constater moi-même lors d’interventions dans des établissements scolaires. Certes, il y a toujours eu des moqueries à l’égard des « forts en thème » (expression qui n’est plus guère comprise), mais des qualificatifs comme « suceurs de mots » traduisent le rejet de celui qui dépasse la moyenne. « Madame, premier de la classe, c’est la honte ! », ai-je pu entendre. Ainsi, des filles font en sorte de ne pas obtenir de meilleures notes pour ne pas humilier leur copain, de bons élèves limitent leurs interventions pour ne pas se distinguer des autres et éviter le harcèlement sur Internet. « Même le matheux le plus timide est jugé arrogant, déclare un proviseur lyonnais, ce qui rend difficile la motivation pour la réussite scolaire ; et on ne parle même pas d’excellence ! »
Égalité et ressemblance
Le besoin d’égalité des jeunes passe par l’identification au même, par la ressemblance, qui ne supporte pas les têtes qui dépassent. Si nos compatriotes sont fans de stars, de champions et d’influenceurs, s’ils s’endettent pour acheter leurs produits dérivés, ils dénoncent ceux qui émergent par leur intelligence ou leurs compétences dans un cadre institutionnel, en vertu de critères et de classements « certifiés ». Au pays des Lumières, les premiers de la classe sont désormais détestés et suspectés, par principe, d’être des privilégiés, quand bien même ils seraient nés dans la précarité et devraient leur réussite à l’école républicaine. C’est le « système » et les structures d’autorité qui sont honnis.
Les frustrations alimentent un sentiment d’humiliation. « Macron, il est trop (sic) intelligent, il sait tout, il a réponse à tout, c’est un ovni », m’a ainsi déclaré une élève. Et sa copine a ajouté avec un sourire moqueur : « Et il est trop beau, ça les fait tous bisquer. » Dans des sociétés où règnent la compétition, ce que l’on ne possède pas devient une atteinte à la dignité, sauf si le détenteur du pouvoir est reconnu sur une échelle d’exceptionnalité individuelle, dans le sport ou le spectacle. Être traité d’« intello » est devenu une insulte et, en politique, il vaut mieux être « une bonne mère de famille » qu’appartenir à « l’élite des grandes écoles ». Car le ressentiment se cristallise contre des identités sociales essentialisées (« les riches, les possédants, les banquiers juifs ») et, dans le même temps, on se cherche des héros bad boys ou transgressifs.
L’indignation contre la raison
En France, aujourd’hui, les populismes s’expriment à travers l’invective permanente, une violence existentielle, vitale. Pour être reconnu, il faut exprimer son indignation et ses colères, et non formuler une critique rationnelle, en argumentant : « Les tracts électoraux, je ne les lis pas ; de toute façon, ils nous mentent. » Ceux qui exercent des fonctions publiques ou qui détiennent une parcelle de pouvoir sont considérés comme des ennemis de classe. Le sentiment d’être méprisé et de subir une atteinte frontale contre ses propres libertés frôle parfois l’absurde : tandis que des Ukrainiens meurent sous les bombes, que des exilés africains sont victimes de la traite des êtres humains, des vacanciers de Pâques partant dans leur SUV vers des paysages ensoleillés prônent leur abstention aux élections. Si la critique du bilan des politiques et des programmes électoraux est évidemment bienvenue et nécessaire, l’affect du ressentiment joue la radicalité contre la démocratie.
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