Thomas Hochmann, professeur de droit public à l’université Paris-Nanterre (CTAD), Institut universitaire de France
Article paru dans le dossier « Faire taire la haine » du DDV n° 686, printemps 2022
La belle unanimité de 1972, lors de l’adoption de la loi du 1er juillet contre le racisme, n’était plus de mise, en 1990, lorsque le Parlement débattit de la proposition de loi tendant à réprimer tout acte raciste, antisémite ou xénophobe. Sous le « regard béat » de Jean-Marie Le Pen, venu assister aux discussions en tribune1Voir « L’Assemblée nationale renforce les sanctions contre le racisme », Le Monde, 4 mai 1990., l’Assemblée nationale se déchira sur la proposition de loi déposée notamment par Jean-Claude Gayssot. L’opposition ne venait pas seulement de l’unique représentante du Front national, Marie-France Stirbois, mais également de la droite, menée en particulier par le député Jacques Toubon2Sur les débats parlementaires, voir Marc-Olivier Baruch, Des lois indignes ?, Paris, Tallandier 2013, p. 57 s. ; Ulysse Korolitski, Punir le racisme ?, Paris, CNRS Éditions, 2015, p. 135 s..
Si la loi finit par être définitivement adoptée par l’Assemblée nationale et promulguée le 13 juillet 1990, cet accouchement compliqué provoqua des séquelles. Les accusations de manœuvres politiciennes l’emportèrent sur le souci de la bonne législation, les divers incidents de procédure repoussèrent la discussion jusque très tard dans la nuit, et l’apport du bicamérisme à la qualité de la loi fut refusé par le Sénat qui déclina, à trois reprises, non seulement de voter la loi mais même d’en débattre.
Si la loi Gayssot introduit d’importantes innovations dans la lutte contre le racisme, elle est affectée dès l’origine de plusieurs malfaçons qui auront d’importantes conséquences sur sa postérité.
En conséquence, si la loi Gayssot introduit d’importantes innovations dans la lutte contre le racisme, elle est affectée dès l’origine de plusieurs malfaçons qui auront d’importantes conséquences sur sa postérité3Voir notamment les corrections apportées bien plus tard par l’article 172 de la loi n° 2011-525 du 17 mai 2011 et l’article 176 de la loi n° 2017-86 du 27 janvier 2017.. Aujourd’hui, on retient surtout de cette loi l’incrimination du négationnisme, à tel point que « la loi Gayssot » ne désigne souvent que l’article 24 bis qu’elle introduit dans la loi du 29 juillet 18814Pour un aperçu des débats actuels, voir Thomas Hochmann et Patrick Kasparian (dir.), L’extension du délit de négationnisme, Paris, LGDJ, 2019.. Mais cette synecdoque est trompeuse : la loi de 1990 ne comptait pas qu’un article, et l’on voudrait ici rappeler certains autres de ses apports, qui pourraient s’avérer utiles dans le contexte actuel de grande prolifération des discours de haine.
Un instrument de démocratie militante
Une des mesures les plus discutées, au sein du Parlement comme dans les journaux, fut la possibilité de prononcer une peine d’inéligibilité temporaire contre l’auteur d’une infraction raciste. Cette privation des droits civiques visait en particulier ceux qui se rendaient coupables de l’infraction de provocation à la haine raciste, créée en 1972. Il s’agissait de la sorte, expliquait le garde des Sceaux, de combattre ceux qui « abusent de leur position, de leurs pouvoirs, des moyens d’expression qui sont mis à leur disposition » pour « propager ces idées dangereuses5Journal officiel de la République française (J.O.), Assemblée nationale, 29 juin 1990, p. 3105. ».
On ne saurait « faire commerce des thèmes racistes pour prospérer électoralement », ajoutait François Asensi, rapporteur de la loi Gayssot devant l’Assemblée nationale6Journal officiel de la République française (J.O.), Assemblée nationale, 29 juin 1990, p. 3104.. La démocratie libérale peut se défendre contre ses ennemis, et interdire à celui qui provoque à la discrimination raciste de se présenter aux élections afin de traduire ses propos en actes.
Les députés craignaient que la « cascade de responsabilité » organisée par la loi de 1881 sur la presse et celle de 1982 sur l’audiovisuel conduise un juge à prononcer l’inéligibilité du directeur de la publication où étaient parus des propos racistes.
Or, cette mesure d’inéligibilité n’est presque jamais prononcée par les tribunaux, ni même requise par le parquet. Il n’en est guère fait mention dans le rapport sur la lutte contre le racisme, que la Commission nationale consultative des droits de l’homme remet chaque année au gouvernement, en application de l’article 2 de la loi Gayssot.
En dehors d’hypothèses sur la psychologie des juges, peut-être réticents à intervenir dans la compétition démocratique, une explication de l’échec complet de cet apport majeur de la loi Gayssot tient sans doute à sa mauvaise rédaction. Les députés craignaient en effet que la « cascade de responsabilité » organisée par la loi de 1881 sur la presse et celle de 1982 sur l’audiovisuel conduise un juge à prononcer l’inéligibilité du directeur de la publication où étaient parus des propos racistes. Ils s’efforcèrent de le protéger et entendirent étendre cette exemption aux journalistes.
Cette précaution était néanmoins complexe à formuler juridiquement, surtout aux alentours de cinq heures du matin. Pour la mettre en œuvre, les députés raisonnèrent uniquement à partir du cas où l’expression raciste était citée par un journaliste. Cette configuration les conduisit à exclure que la privation de droits civiques soit prononcée contre les directeurs de publication et « les auteurs ».
Par ce dernier terme, ils visaient les journalistes, et n’entendaient évidemment pas priver de tout objet leur réforme en excluant de son champ d’application le véritable auteur des propos. Mais ils ne perçurent pas que le cas de figure de l’expression rapportée était loin d’épuiser la présence du racisme dans les médias, où des propos pouvaient être tenus directement par celui qu’il serait alors difficile de ne pas qualifier d’« auteur7Voir Thomas Hochmann, « L’inéligibilité des auteurs de propos racistes », Légipresse, n° 398, 2021, p. 592. ».
Des mesures pédagogiques
La mauvaise écriture de la loi ne suffit néanmoins pas à expliquer le peu de postérité de cette peine d’inéligibilité qui avait suscité des débats enflammés à l’Assemblée. Lorsqu’ils le souhaitent, les juges savent faire prévaloir l’« esprit » d’une loi sur sa rédaction maladroite. Une réticence plus fondamentale semble à l’œuvre. On en veut pour preuve le sort guère plus reluisant d’une autre innovation de la loi Gayssot. Elle permet au tribunal, en cas de condamnation pour racisme, d’ordonner l’affichage et surtout la publication intégrale ou partielle de la décision, ou encore d’un communiqué présentant ses motifs et son dispositif.
Or, et au regret, cette fois, de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), cette mesure est rarement ordonnée8CNCDH, La lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la xénophobie, Année 2020, p. 351 s.. Pourtant, si l’on renonce à prononcer l’inéligibilité de l’auteur de propos racistes, ne pourrait-on au moins partager largement l’appréciation judiciaire de ses propos ? Une telle mesure est-elle vraiment inopportune, comme l’a récemment jugé le tribunal de Paris9Tribunal correctionnel de Paris, 17 janvier 2022. Voir Thomas Hochmann, « Des voleurs, des violeurs, des assassins : condamnation d’Éric Zemmour », Dalloz Actualités, 26 janvier 2022. ? Elle peut au contraire, ainsi que le soulignait le pauvre sénateur Charles Lederman, rapportant en vain sur la loi Gayssot devant un Sénat qui refusa de l’examiner de près, « contribuer à informer et à former l’opinion10Charles Lederman, Rapport fait au nom de la commission des lois du Sénat, 31 mai 1990, p. 28. ».
La loi Gayssot complète utilement la loi de 1972. Elle permet de communiquer davantage contre le racisme, et d’empêcher ses principaux zélateurs de briguer des fonctions publiques. Il paraît urgent de la redécouvrir.
Une autre innovation à visée pédagogique n’a pas eu davantage de succès. Souhaitée par la Licra11Journal officiel, Assemblée nationale, 3 mai 1990, p. 948., elle permet aux associations antiracistes d’exercer un droit de réponse écrite ou audiovisuelle suite à la diffusion de propos racistes (à l’étrange condition qu’il s’agisse d’une diffamation, et non d’une injure ou d’une provocation). La députée du Front national s’insurgeait contre un tel mécanisme, face auquel il deviendrait « impossible de faire connaître aux Français la réalité de la surdélinquance étrangère12Journal officiel, Assemblée nationale, 3 mai 1990, p. 949. ».
Si, là où elle est aujourd’hui, Marie-France Stirbois peut voir la télévision, la ligne éditoriale de certaines chaînes est sans doute de nature à la rassurer sur ce point. Pourtant, le droit de réponse antiraciste est « totalement inutilisé13Christophe Bigot, Pratique du droit de la presse, 3e éd., Dalloz, 2020, p. 86. ».
La loi Gayssot complète utilement la loi de 1972. Elle permet de communiquer davantage contre le racisme, et d’empêcher ses principaux zélateurs de briguer des fonctions publiques. Il paraît urgent de la redécouvrir.
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