Par Alain Barbanel, journaliste
1, 2, 3, jusqu’à 7 millions… Chaque jour, au gré de l’avancée militaire dévastatrice de l’armée russe sur le territoire ukrainien, les chiffres ne cessent de gonfler concernant l’hypothèse d’un raz-de-marée de réfugiés en Europe. D’un ton solennel, le chef de la diplomatie européenne Joseph Borrell, juste avant une réunion des ministres de l’UE à Montpellier qui s’est tenu lundi 7 mars a déclaré : « L’Europe doit se préparer à recevoir 5 millions de personnes. » De mémoire, ce déplacement de population sur le continent est sans précédent. Il faut remonter à l’issue de la Seconde Guerre mondiale, quand Staline avait redessiné à la hache les frontières, poussant son peuple sur les routes, provoquant des vagues migratoires sans précédent. Sept ans après ce qu’on a qualifié de crise migratoire à propos de l’afflux de centaines de milliers de Syriens fuyant la guerre civile, voici à nouveau l’Europe au pied du mur pour faire respecter la convention de Genève de juillet 1951 et s’appuyer sur son protocole de 1965 destiné à protéger toute personne victime de persécution.
Une politique d’accueil à géométrie variable
Mais aujourd’hui, force est de constater qu’il y a crise migratoire… et crise migratoire ! Tout proche de nous, c’était en 2021, alors que le conflit ukrainien couvait, l’Europe se mobilisait sur la crise afghane après le retour des talibans à Kaboul. Le même Joseph Borrell déclarait alors : « La capacité d’accueil de l’Europe a des limites. On ne peut rien faire sans une forte coopération. Les pays limitrophes seront impliqués davantage et avant l’Europe. Cela veut dire également leur offrir un soutien financier, comme nous l’avons fait avec la Turquie. » Lui emboîtant le pas, la commissaire européenne aux Affaires intérieures, la Suédoise Ylva Johansson, martelait dans le cadre d’un communiqué commun aux 27 membres : « Le mieux pour éviter une crise migratoire, c’est d’éviter une crise humanitaire […] Nous devons agir maintenant, là-bas, et sans attendre d’avoir des flots de réfugiés à nos frontières extérieures. » Et pour être encore plus précis, le 21 août 2021, la réunion exceptionnelle des 27 ministres de l’Intérieur au Conseil européen de Bruxelles confirmait l’orientation de la politique européenne sur cette crise afghane : « L’UE et ses États membres sont déterminés à agir conjointement pour empêcher le retour des mouvements migratoires illégaux affrontés par le passé. »
Le droit des réfugiés limité à l’aspect sécuritaire
Tablant sur un demi-million de réfugiés afghans de plus en 2021, l’ONU était donc bien loin du compte en regard de la crise humanitaire qui se déroule sous nos yeux en Ukraine. Mais dans l’esprit de la communauté internationale et contrairement à tout les principes universalistes qui prévalent dans le droit d’asile, il y aurait donc migrant… et migrant ! Concernant les Afghans, et c’était déjà le cas pour les Syriens, l’argument sécuritaire l’avait largement emporté. « Notre principale responsabilité est de protéger les citoyens de l’UE d’attaques terroristes », confessait le ministre slovène de l’Intérieur, Ales Hojs, dont le pays occupait alors la présidence tournante de l’UE. De son côté, Gérald Darmanin, le ministre français de l’Intérieur, cherchant à s’épargner une nouvelle crise migratoire pondérait : « Il faut anticiper, contrairement à 2015. » En ajoutant : « Il faut enregistrer toute personne qui arrive sur le continent européen. Ce sera une grande avancée. » Soit. L’aspect sécuritaire est tout à fait légitime et nécessaire dans le contexte actuel, mais est-il suffisant pour justifier d’une politique à double vitesse en matière d’accueil des réfugiés, dérogeant aux principes d’un droit international gravé dans le marbre constitutionnel qui se veut sans distinction de « race », d’origine ou de conviction religieuse ? La question mérite d’être posée et s’invite comme un nouveau test pour l’Europe sur la question migratoire et du droit d’asile, objet de tension au moment où l’UE doit justement jeter les nouvelles bases d’une politique européenne migratoire dans le cadre d’un pacte de solidarité sous la présidence de la France. Cette matière fluctuante, souvent sujette à variation selon les pays à l’origine des vagues migratoires, va, une nouvelle fois, être mise à l’épreuve à l’occasion de la tragédie ukrainienne.
La volte-face inattendue de la Pologne et de la Hongrie
Comment les 27 vont-ils s’organiser pour se répartir l’afflux des réfugiés ukrainiens, alors que le mécanisme de répartition ne fonctionne toujours pas ? La désunion migratoire qui a jusqu’ici dominé (rappelons-nous aussi des années 90 quand plus de 70 000 personnes avaient fui la guerre en ex-Yougoslavie) est-elle inévitable, sans règle commune ni harmonisation en matière du droit d’asile ? Comment l’Allemagne, principal pays d’accueil européen pendant la crise syrienne sous Angela Merkel va-t-elle réagir avec le chancelier Olaf Scholz ? Paradoxe ou ironie de l’Histoire, ce sont aujourd’hui les pays frontaliers qui sont les premiers concernés : la Roumanie, la Slovaquie, la Hongrie et la Pologne. Ceux-là mêmes qui avaient été condamnés par la Cour de justice européenne pour leur refus d’accueillir, la Pologne n’hésitant pas à déclarer que l’asile n’était pas « supportable ethniquement » ! Et pour Victor Orbán, le président hongrois, qui depuis 2015 ne cesse de brandir le thème de la « purification ethnique », les limites du « supportable » pourraient bien être repoussées quand il s’agit d’une vague migratoire ethniquement acceptable ! Un « deux poids, deux mesures » au point où, comme le notent plusieurs observateurs, la Pologne pourrait bien demander à ses partenaires européens de prendre aussi leur part dans la perspective d’une invasion russe. Mais ne nous leurrons pas, de nombreux Africains fuyant la guerre en Ukraine ont déjà signalé avoir été repoussés à la frontière polonaise en raison de leurs origines. La preuve que, en situation extrême – et la guerre en est une – les cartes peuvent être rebattues, mais le jeu reste le même. Dans ce contexte aussi inattendu qu’inédit au XXIe siècle, l’Histoire jugera…