Pierre-André Taguieff a publié en novembre 2021 L’antiracisme devenu fou aux éditions Hermann. Lors d’une visio-conférence organisée le 27 janvier pour le Réseau de recherche sur le racisme et l’antisémitisme (RRA), avec le concours de la philosophe Isabelle de Mecquenem, directrice adjointe du RRA, le philosophe, historien des idées et politiste a notamment abordé une partie des thèses développées dans son ouvrage. Le DDV propose à ses lecteurs le verbatim de cet événement intitulé « L’antiracisme est-il devenu fou ? » et sous-titré « Les dérives racialistes du néo-antiracisme » :
– Présentation par Isabelle de Mecquenem
– Introduction
– Partie I. Retour sur quelques avatars de l’antiracisme : les mirages du « racisme systémique »
– Partie II. Le néo-antiracisme ou le tournant « décolonial »/« wokiste » de l’antiracisme
– Conclusion
– Réponses aux questions d’Isabelle de Mecquenem
Présentation par Isabelle de Mecquenem
Les travaux de Pierre-André Taguieff, né en 1946, sont ceux d’un chercheur en philosophie, en théorie politique, en histoire des idées sociales et politiques, ainsi qu’en histoire des sciences, comme l’attestent ses publications embrassant des sujets très divers. Une histoire des idées qui aborde les grandes théories de référence de ces domaines tout en pratiquant l’analyse des discours comme méthode. Il est impossible de rappeler ici votre bibliographie, cher Pierre-André, qui comporte plus d’une cinquantaine d’ouvrages et des centaines d’articles publiés dans des revues savantes. Pour ceux qui voudraient la découvrir dans son intégralité, je renvoie à La Modernité disputée, vos « Mélanges » publiés chez CNRS Éditions en février 2020. Mais il est vrai que, depuis, elle s’est enrichie d’une dizaine d’ouvrages.
Vos principaux domaines de recherche vont du racisme et de l’antisémitisme au nationalisme, au populisme et à l’eugénisme, et, plus récemment, à l’islamisme. Vous avez aussi publié des études sur l’idée républicaine et le devenir de la démocratie, sur la notion d’émancipation, sur les problèmes posés par le multiculturalisme et le communautarisme, sur la question du pluralisme, les interprétations de l’histoire, l’idée de progrès et celle de la décadence, la bioéthique et les « théories du complot », ainsi que sur des figures telles que Richard Wagner, Arthur de Gobineau, Georges Vacher de Lapouge, Louis-Ferdinand Céline ou Friedrich Nietzsche.
Pourquoi est-il important de rappeler la pluralité de vos ancrages disciplinaires ? Précisément parce que c’est à leur intersection que vous avez inscrit votre réflexion sur le racisme et l’antiracisme depuis La Force du préjugé (1988). Autrement dit, je suis en train de souligner que vos travaux ne partent pas d’une expérience sociale ou historique déterminée de racisme, mais que vous abordez racisme et antiracisme comme deux problèmes conceptuels conjoints, en miroir l’un de l’autre, et que vous étudiez leurs variations corrélatives au fil du temps qui, pour les hommes, s’appelle l’Histoire.
Si je devais audacieusement formuler le fil conducteur qui est le vôtre, je dirais que vous avez constamment cherché à penser ensemble le racisme et l’antiracisme afin de mieux les connaître, pour reprendre la fameuse distinction kantienne, votre démarche témoignant ainsi de ce que Bachelard appelait, dans La Formation de l’esprit scientifique, le « sens du problème ».
Alors quel est le problème fondamental que vous soulevez depuis La Force du préjugé, en passant par Les Fins de l’antiracisme (1995), puis par le Dictionnaire historique et critique du racisme que vous avez dirigé en 2013, jusqu’à « Race » : un mot de trop ? Science, politique et morale (2018) et L’Antiracisme devenu fou en 2021 ? Ce problème est formulé dès La Force du préjugé : « Le racisme est une notion obscure, un terme mal construit pour schématiser sans précision une réalité indéterminée. »
Vous étiez parti du constat que ceux qui parlaient alors de racisme en donnaient des définitions vagues ou contradictoires, et, surtout, ne prenaient pas en compte le surgissement, notamment après 1945, de nouvelles formes de racisme, sans référence aux races dites biologiques ni à la thèse d’une inégalité entre ces dernières. De là, les deux questions que vous vous êtes posées : comment penser le racisme sans races ni racistes déclarés ? Comment penser les retournements racistes du droit à la différence et de la défense des identités culturelles ?
Vous vous êtes alors engagé, dès 1984, dans une vaste entreprise de reconstruction théorique dont les résultats ont été exposés en 1988 dans La Force du préjugé, où vous avez notamment conceptualisé la distinction entre le racisme biologico-inégalitaire et le racisme différentialiste et culturel, distinction qui a été par la suite reprise et beaucoup discutée dans les milieux savants, en France comme ailleurs. Vous avez aussi abordé d’une façon nouvelle la question du métissage, biologique et culturel, en montrant que ce que vous avez appelé la mixophobie, la hantise du métissage fantasmé comme souillure, était au cœur de la pensée raciste.
Derrière les réactions mixophobes, vous avez aperçu la rémanence de la croyance au polygénisme et au polylogisme, en formulant l’hypothèse que l’imaginaire raciste était fondé sur la croyance à l’existence de plusieurs « espèces humaines » dotées de formes mentales irréductiblement différentes. D’où un déplacement du problème du racisme vers celui de la racialisation, opération susceptible de transformer en pseudo-races des entités telles que les nations, les ethnies, les cultures, les communautés (religieuses ou non), etc. Il s’ensuit que, par exemple, le nationalisme et le pluralisme culturel radical peuvent constituer des formes de néo-racisme.
C’est dans ce cadre que vous avez analysé l’antiracisme contemporain en revisitant les diverses traditions historiques, à la fois politiques et philosophiques, sur lesquelles il se fondait, pointant au passage nombre de paradoxes et d’effets pervers du militantisme antiraciste. Si la tâche des antiracistes était devenue si difficile, leurs objectifs étant devenus confus, c’était avant tout, montriez-vous, parce qu’ils étaient confrontés à des formes de racisme qui échappaient à leur compréhension. Vous donniez en 1988 à l’antiracisme le statut d’une « grande idéologie en formation », perspective d’autant plus intéressante qu’il s’agissait alors de l’idéologie d’une époque convaincue de s’être débarrassée définitivement du racisme et des idéologies.
Trente-cinq ans plus tard, le problème s’est exacerbé, telle est son évolution, et vous constatez aujourd’hui que le racisme a pris le visage hideux de l’accusation arbitraire, lancée abusivement au nom de l’antiracisme. Vous résumez en une phrase le glissement à la fois terrible et déréalisant qui s’est opéré : « Le racisme consiste à accuser l’autre de racisme », et le plus troublant dans cette assertion est qu’elle est valable également pour l’antiracisme théorisé et pratiqué par ceux que vous appelez les « néo-antiracistes ». L’antisionisme radical fournit une illustration frappante de ce paradoxe : accuser le sionisme d’être une « forme de racisme » ou l’État d’Israël d’être un « État raciste » permet aux ennemis des Juifs de présenter leur antisémitisme comme un combat antiraciste.
L’antiracisme ainsi idéologisé semble donc toujours consister, à vous lire, en une « machine polémique » dirigés contre des ennemis réels ou imaginaires que vous allez nous aider à identifier. En outre, « le terrorisme pseudo-éthique de l’antiracisme », comme vous l’écriviez en 1988, continue de fonctionner à plein régime, adossé à un modèle de justice qualifié de « racial » projetant ses propagandistes sur des hauteurs morales qui autorisent l’accusation, voire l’incrimination aussi « systémiques » que le racisme censé les justifier. Mais votre examen critique sans complaisance, loin de vous conduire à congédier le combat antiraciste, n’est pour vous que la condition de possibilité d’une tentative de repenser, voire de refonder l’antiracisme, aujourd’hui enlisé dans le culte des identités. Tâche redoutable qui implique de remettre à l’ordre du jour le débat sur ce que vous appeliez en 1988 « l’universalisme difficile », pour le distinguer des paresseuses évocations incantatoires de « l’universel ».
Conférence
Introduction
La lutte contre le racisme est une chose trop sérieuse pour qu’on l’abandonne à des agitateurs sans scrupules, à des illuminés sectaires, à des bureaucrates aveugles et à des politiciens opportunistes, ou même à des naïfs sincères, qui se laissent porter par leurs sentiments et leurs intuitions, et prennent leurs « ressentis » pour des preuves ou des arguments. Il est temps de prendre pour objet d’analyse le dévoiement de l’antiracisme qui, depuis le début des années 2000, a pris en France, après les États-Unis, de nouvelles formes, que je propose de caractériser comme néo-antiracistes et, pour le dire clairement, pseudo-antiracistes. Au nom de minorités érigées en victimes, des groupes extrémistes s’efforcent de monopoliser la lutte contre le racisme. Il s’agit là d’une escroquerie intellectuelle et politique dont les effets destructeurs se font de plus en plus sentir. Telle est la thèse que je défendrai dans cette conférence, sur la base d’un certain nombre d’analyses d’exemples.
Le tableau est sombre en effet : après l’âge de l’antifascisme et de l’antiracisme soviétiques, couvertures idéologiques d’un système totalitaire, nous sommes entrés dans l’âge de l’antiracisme décolonial, « wokiste » et islamo-gauchiste, depuis que la plupart des groupes d’extrême gauche, qui se réclament de l’antiracisme, ont pactisé avec les milieux islamistes (les Frères musulmans de préférence) en épousant leur antisionisme radical de type démonologique, dernière forme idéologique en date de la haine des Juifs, et en centrant leur antiracisme sur la lutte contre l’« islamophobie » et le « racisme d’État » ou le « racisme systémique ». Les associations antiracistes islamisées diffusent des représentations victimaires des musulmans, incluant la thèse selon laquelle les musulmans seraient aujourd’hui persécutés comme les Juifs l’avaient été dans les années 1930. Le Réseau européen contre le racisme (European Network Against Racism, Enar), qui fédère nombre d’associations antiracistes et orchestre notamment la publication de tribunes « contre l’islamophobie », fournit une illustration de cette propagande pseudo-antiraciste. J’ai analysé ces dérives dans mes livres : Judéophobie, la dernière vague (2018) et Liaisons dangereuses : islamo-nazisme, islamo-gauchisme (2021).
« C’est sous les couleurs de l’antiracisme que des activistes s’efforcent de banaliser le recours à des représentations ethno-raciales de tous les problèmes sociaux et politiques sur la base de l’opposition racialiste sommaire importée des campus états-uniens : “blancs” versus “racisés”. »
En outre, c’est sous les couleurs de l’antiracisme que des activistes s’efforcent de banaliser le recours à des représentations ethno-raciales de tous les problèmes sociaux et politiques sur la base de l’opposition racialiste sommaire importée des campus états-uniens : « blancs » versus « racisés ». En France, le lancement en janvier 2005 du Mouvement des Indigènes de la République, devenu en février 2010 le Parti des Indigènes de la République (PIR), illustre cette dérive racialiste, antijuive et pro-islamiste de l’antiracisme. Le 31 mars 2012, la porte-parole du PIR, Houria Bouteldja, affirme publiquement : « Mohamed Merah c’est moi et moi je suis lui. Nous sommes de la même origine mais surtout de la même condition. Nous sommes des sujets postcoloniaux. Nous sommes des indigènes de la République. […] Je suis une musulmane fondamentale. » L’essai publié en 2016 par Houria Bouteldja, Les Blancs, les Juifs et nous, constitue un manifeste décolonial : on y trouve une dénonciation véhémente de la « domination postcoloniale des Blancs » et du « racisme d’État » – la France étant censée être restée un « État colonial » –, ainsi qu’une théorisation de l’« intersectionnalité des luttes » des « dominés ». La vision que cette militante indigéniste a des Juifs est parfaitement résumée par cette déclaration faite au cours d’un discours prononcé à Oslo le 3 mars 2015 : « Les Juifs sont les boucliers, les tirailleurs de la politique impérialiste française et de sa politique islamophobe. » Dans ce même discours, elle appelait à « s’attaquer au philosémitisme d’État » qui règnerait en France. Dans la rhétorique indigéniste, qu’on peut qualifier d’identitaire, la lutte contre le racisme est baptisée « antiracisme politique », expression destinée à délégitimer toutes les autres formes prises par l’antiracisme, rejetées parce que censées être dans les mains des « blancs » ou des « Juifs » (ou des « sionistes »). On peut voir dans cet « antiracisme politique », revendiqué par le PIR et ses soutiens dans l’extrême gauche intellectuelle ou politique, l’une des formes prises par le néo-antiracisme décolonial que j’ai analysé en 2020 dans mon livre L’Imposture décoloniale.
Aux États-Unis, accusé de bénéficier du « privilège blanc » en vertu de sa « blanchité », tout « blanc » (tout individu perçu comme tel) est supposé intrinsèquement raciste et sommé de le reconnaître publiquement, en présentant ses excuses et en s’engageant dans des rites d’expiation, qui prennent la forme de cérémonies d’auto-accusation. La haine de soi, cette pathologie identitaire dont on connaissait surtout la version juive – beaucoup étudiée depuis l’ouvrage de Theodor Lessing Der jüdische Selbsthaß (1930) –, est aujourd’hui observable chez des blancs qui ne supportent pas de se sentir coupables de racisme. Cette haine de soi se double d’une honte de soi. Le phénomène nouveau est l’intériorisation de la « leucomisie » – néologisme que j’ai forgé pour éviter le flou sémantique suscité par le terme « leucophobie » : il n’est pas ici en effet question de peur (phóbos) mais de haine (mîsos) – pour les mêmes raisons, plutôt que de judéophobie, il faudrait parler de « judéomisie », comme je l’ai proposé dans mon livre intitulé Sortir de l’antisémitisme ? (2022).
« Comment ne pas comprendre que l’on est passé d’une escroquerie intellectuelle et politique à une autre ? Et aussi d’un terrorisme intellectuel à un autre, qui, depuis les années 1990, a pris le visage du “politiquement correct”, puis de la culture “woke”, porteuse d’un hyper-moralisme punitif ? »
C’est ainsi qu’aux États-Unis l’on a pu voir des « blancs » saisis par la repentance embrasser les chaussures d’activistes afro-américains faisant partie d’un groupe de suprémacistes noirs antiblancs et antijuifs, tandis que des formes normatives de séparatisme, telles les réunions dites non mixtes (réservées aux personnes d’un certain sexe ou d’une certaine couleur de peau), semblent annoncer la société d’apartheid de demain. Simultanément, les sciences sociales politisées ont banalisé l’opposition non moins sommaire entre dominants et dominés, qui s’est substituée à la vieille opposition entre exploiteurs et exploités. D’où le surgissement d’une nouvelle clé de l’histoire universelle : les couples dominants/dominés et racisants/racisés qui s’entre-symbolisent. Comment ne pas comprendre que l’on est passé d’une escroquerie intellectuelle et politique à une autre ? Et aussi d’un terrorisme intellectuel à un autre, qui, depuis les années 1990, a pris le visage du « politiquement correct », puis de la culture « woke », porteuse d’un hyper-moralisme punitif ? C’est ainsi que l’antiracisme a basculé dans une forme politico-intellectuelle de folie, objet de mon livre paru en novembre 2021 : L’Antiracisme devenu fou. Le « racisme systémique » et autre fables.
Il s’agit de comprendre comment et pourquoi nous en sommes arrivés à ce point de confusion, voire de délire. Je commencerai par analyser quelques moments fondateurs de l’histoire de l’antiracisme en privilégiant les usages idéologiques de la notion de « racisme systémique », puis j’esquisserai un examen critique du néo-antiracisme, né du tournant décolonial et « wokiste » de l’antiracisme contemporain.
Retour sur quelques avatars de l’antiracisme : les mirages du « racisme systémique »
L’antiracisme contemporain se présente comme l’héritier de plusieurs traditions historiques qui, à certains égards, ont fusionné à la fin du XXe siècle : l’anti-esclavagisme, l’anticolonialisme (et plus largement l’anti-impérialisme), l’anti-antisémitisme, l’antinazisme (et plus largement l’antifascisme), l’antiségrégationnisme et l’antinationalisme, pour former une synthèse antiraciste. À ces traditions idéologiquement définies s’ajoutent leurs variantes nationales ou certaines traditions antiracistes proprement nationales. Ces traditions incorporées dans l’imaginaire antiraciste jouent le rôle de mémoires associées non nécessairement compatibles, et, en conséquence, souvent sources de tensions, voire de conflits idéologiques. Dès lors que l’antiracisme devient une « cause » supposée universelle, son hétérogénéité doctrinale se traduit par des orientations incompatibles ou des engagements mutuellement exclusifs. La synthèse antiraciste a explosé à la suite de l’irruption des réinterprétations islamistes, islamo-gauchistes et décoloniales de l’antiracisme au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, dont l’effet a été de placer au centre de l’antiracisme la lutte contre l’« islamophobie », permettant de criminaliser tous les non-musulmans, et la dénonciation litanique du « racisme systémique », mode de criminalisation des « blancs » et des « sociétés blanches ».
« Les questions de définition du racisme représentent des enjeux politiques et orientent la lutte contre les discriminations. Leur confusion témoigne de l’affrontement entre des visions incompatibles de l’antiracisme, qui alimente ce qu’il faut bien appeler une nouvelle guerre culturelle. Le conflit insurmontable entre l’antiracisme universaliste et l’antiracisme identitaire ou différentialiste en représente la forme désormais reconnue. »
Le mot « racisme » reste une arme symbolique redoutable employée dans les guerres idéologiques contemporaines. Les questions tournant autour du racisme s’inscrivent dans le champ des luttes pour imposer telle ou telle définition du racisme, correspondant à telle ou telle position antiraciste. Chaque forme d’antiracisme a sa définition du racisme. Chaque camp antiraciste a la sienne, qu’il s’agisse du racisme classique, biologico-inégalitaire, ou du néo-racisme, culturel et différentialiste, pour reprendre la conceptualisation que j’ai proposée en 1988 dans La Force du préjugé. Les entrepreneurs idéologiques entrent en concurrence pour imposer leurs définitions respectives du racisme. La recherche des causes du racisme s’avère ainsi tributaire de l’engagement dans tel ou tel camp antiraciste. Les questions de définition représentent des enjeux politiques et orientent la lutte contre les discriminations. Leur confusion témoigne de l’affrontement entre des visions incompatibles de l’antiracisme, qui alimente ce qu’il faut bien appeler une nouvelle guerre culturelle. Le conflit insurmontable entre l’antiracisme universaliste et l’antiracisme identitaire ou différentialiste en représente la forme désormais reconnue. Mais il en est d’autres, comme nous le verrons.
Au cours des deux premières décennies du XXIe siècle, l’antiracisme différentialiste a été réinterprété par les tenants de la « théorie critique de la race » et de l’intersectionnalité, qui l’ont transformé en une forme d’identitarisme racial ou de racialisme, celle qu’on rencontre dans le discours des dénonciateurs du « racisme systémique », qui essentialisent les groupes minoritaires et les installent dans une position victimaire. L’antiracisme se redéfinit dès lors sur la base des revendications des minorités politiquement organisées. Le paradoxe de cette approche est que ses idéologues croient pouvoir en finir avec le racisme en le voyant partout et en l’assimilant avec le fonctionnement même du système social, ce qui constitue une fatalisation du phénomène.
« S’il faut historiciser et sociologiser l’antiracisme, il faut aussi s’efforcer de le fonder, en répondant à la question “Pourquoi l’antiracisme ?”. Plus précisément : pourquoi et en vue de quoi être antiraciste ? Quelles sont les fins de l’action antiraciste ? »
S’il faut historiciser et sociologiser l’antiracisme, il faut aussi s’efforcer de le fonder, en répondant à la question « Pourquoi l’antiracisme ? ». Plus précisément : pourquoi et en vue de quoi être antiraciste ? Quelles sont les fins de l’action antiraciste ? La réponse la plus simple est faussement claire : la construction d’un monde sans racisme, donc sans racistes. Certains précisent : un monde sans domination, sans inégalités, sans discriminations. Nous sommes ici dans l’élément de l’utopie. Mais la question s’est compliquée lorsque certains antiracistes savants ont découvert l’existence du « racisme sans racistes » (Eduardo Bonilla-Silva, Racism Without Racists: Color-Blind Racism and the Persistence of Racial Inequality in the United States, 2003), réinterprétation de ce que deux révolutionnaires afro-américains, Charles V. Hamilton et Stokely Carmichael, ont appelé en 1967, dans leur essai intitulé Black Power: The Politics of Liberation in America, le « racisme institutionnel », dit plus tard « structurel » ou « systémique ». Carmichael deviendra l’un des leaders du parti des Black Panthers, puis s’installera en 1969 en Afrique pour devenir en 1979 Kwame Touré (ou Ture), l’un des leaders du panafricanisme continental. Il s’agissait pour ces deux intellectuels engagés de caractériser le racisme anti-noir tel qu’ils en faisaient alors l’expérience dans la société états-unienne. Ils visaient le système de la suprématie blanche – héritage des lois « Jim Crow » – qui, officiellement démantelé par la loi promulguée le 2 juillet par le président Johnson, n’avait alors nullement disparu aux États-Unis.
« La notion de “racisme institutionnel” remplissait alors une fonction de critique sociale, fondée sur une expérience vécue du racisme aux États-Unis. Mais elle s’est rapidement exportée et sloganisée, devenant une évidence idéologique mise à toutes les sauces, avant de jouer le rôle d’un outil polémique utilisé dans des contextes sociohistoriques n’ayant rien à voir avec la société nord-américaine des années 1960. »
De là à caractériser le « pouvoir blanc » comme un pouvoir colonial, il n’y avait qu’un pas : puisque les « noirs », aux États-Unis, « forment une colonie », affirment Carmichael et Hamilton, « il n’est pas dans l’intérêt du pouvoir colonial de les libérer ». Si les « noirs » sont des colonisés dans la « société blanche », alors « le racisme institutionnel a un autre nom : le colonialisme », un colonialisme interne, assimilable à un nouveau système de castes à base raciale. Carmichael et Hamilton insistent en outre sur le caractère voilé ou caché (covert), indirect, souvent non intentionnel et socialement peu perceptible, du « racisme institutionnel », par opposition à ce qu’ils nomment le « racisme individuel », expression désignant l’ensemble des actes de violence commis par des individus blancs contre des individus « noirs », actes relevant donc du racisme ouvert ou déclaré (overt), flagrant, socialement visible. On reconnaît dans cette croyance à un racisme diffus et invisible ce que le psychologue cognitiviste Thierry Ripoll appelle l’« obsession du monde caché ». (Pourquoi croit-on ? Psychologie des croyances, 2020). On peut supposer qu’au cours des années 1970, la forte acceptabilité idéologique du « racisme institutionnel » ou « structurel » dans les milieux intellectuels occidentaux avait notamment pour cause la mode structuraliste, dont les figures les plus célèbres étaient situées à gauche ou à l’extrême gauche.
La notion de « racisme institutionnel » remplissait alors une fonction de critique sociale, fondée sur une expérience vécue du racisme aux États-Unis. Mais elle s’est rapidement exportée et sloganisée, devenant une évidence idéologique mise à toutes les sauces, avant de jouer le rôle d’un outil polémique utilisé dans des contextes sociohistoriques n’ayant rien à voir avec la société nord-américaine des années 1960. Ces transpositions mécaniques lui ont fait perdre tout sens précis, la réduisant à un instrument de stigmatisation de tout ordre social perçu par des antiracistes militants, à tort ou à raison, comme un « ordre racial ».
Si l’on suit l’analyse de Carmichael et Hamilton, le racisme est partout dans les « sociétés blanches », il se confond avec l’ordre social et son fonctionnement « normal », dont le « privilège blanc » est la désignation polémique. En 1989, la juriste Peggy McIntosh donnait du « privilège blanc » cette définition : « L’ensemble des avantages, des prérogatives, des bénéfices et des choix immérités et indiscutables conférés à des individus du seul fait de leur couleur », non sans ajouter qu’« en général, les blancs jouissent d’un tel privilège sans en être conscients ». L’axiome néo-antiraciste est que tous les « blancs » touchent le « salaire de la blancheur », pour reprendre une expression – revue et adaptée – employée en 1935, dans Black Reconstruction, par l’intellectuel et militant révolutionnaire afro-américain W. E. B. Du Bois.
« Au cours des années 2000, la figure du “raciste” s’est transformée sous la pression des milieux islamistes instrumentalisant la cause palestinienne dans le cadre de leur propagande : le “raciste” par excellence a pris ainsi la figure de l’“islamophobe”. »
Comment les antiracistes peuvent-ils faire face à cette normalité pathologique qu’est le « racisme systémique » sans sombrer dans la paranoïa et la fuite en avant dans la dénonciation des indices du Mal ? Mais, surtout, comment peuvent-ils espérer mettre fin au « racisme systémique » sans détruire complètement l’ordre social « blanc » et, après cette rupture révolutionnaire inédite, construire un ordre post-racial et post-raciste ? Ce projet révolutionnaire s’inscrit dans l’imaginaire utopiste des Modernes en quête de la société parfaite.
L’antiracisme des années 1980 et 1990, en France, était centré sur la lutte contre l’extrême droite, représentée principalement par le Front national et quelques groupes néo-nazis résiduels. Cet antiracisme était avant tout un néo-antifascisme et un antinationalisme. Au cours des années 2000, la figure du « raciste » s’est transformée sous la pression des milieux islamistes instrumentalisant la cause palestinienne dans le cadre de leur propagande : le « raciste » par excellence a pris ainsi la figure de l’« islamophobe ». Sans disparaître du tableau, l’antinationalisme est passé au second plan. Mais, dans l’imaginaire et le discours antiracistes ainsi reconfigurés, à l’« islamophobie » s’est ajouté plus récemment le motif des discriminations visant les « personnes de couleur » issues de l’immigration ou, largement, les « minorités » ethniques. D’où la recentration du regard antiraciste sur la négrophobie et l’arabophobie, censées être impliquée par le mystérieux « racisme systémique », cette puissance occulte sans sujet.
Sans cesser d’être compris comme une critique des préjugés et des stéréotypes ethno-raciaux, l’antiracisme s’est progressivement redéfini, sur le modèle états-unien, autour de l’impératif d’une lutte contre les discriminations et les ségrégations fondées sur l’origine « raciale » ou ethnique, la couleur de la peau ou certains traits culturels (linguistiques, religieux, etc.), et ayant pour cibles des minorités ou des catégories de population d’origine étrangère. C’est ainsi qu’en France le « racisme anti-immigrés » est devenu l’une des formes de racisme les plus dénoncées par les milieux antiracistes, ce qui a suscité un progressif déplacement de cible : les nationalistes xénophobes sont devenus les figures politiquement les plus visibles du racisme, reléguant à l’arrière-plan les antisémites à l’ancienne et les néo-nazis, mais aussi détournant l’attention de la « judéomisie » et de l’« hespéromisie » islamistes, la haine des Juifs et la détestation de l’Occident allant de pair.
« L’antiracisme modelé par le militantisme antifasciste se définissait idéalement comme la poursuite du combat des Lumières contre les ténèbres de l’ignorance ou des idées fausses, dont le racisme nazi et le racisme colonial (à l’âge de la décolonisation) étaient l’illustration historique par excellence. »
Modelé par le militantisme antifasciste et plus particulièrement antinazi, l’antiracisme, défini sur la base des premières Déclarations de l’Unesco (1950 et 1951), était régi par la conviction que les « thèses racistes » représentaient des erreurs dues à l’ignorance, à la persistance des stéréotypes ou à la puissance des préjugés, erreurs que les scientifiques pouvaient et devaient rectifier, après les avoir dénoncées. Lorsque le raciste désigné n’était pas un méchant – assimilable à un Hitler –, il ne pouvait être qu’un ignorant, un individu qui se trompait ou qui était trompé. La bonne nouvelle colportée par les militants antiracistes pouvait se résumer en une phrase : le racisme n’est en rien « scientifique ». La preuve en était que les généticiens l’avaient privé de son fondement anthropologique : pour eux, le terme de « race » était désormais dénué de sens. L’antiracisme se définissait idéalement comme la poursuite du combat des Lumières contre les ténèbres de l’ignorance ou des idées fausses, dont le racisme nazi et le racisme colonial (à l’âge de la décolonisation) étaient l’illustration historique par excellence.
L’antiracisme savant, incarné par le discours autorisé des biologistes (et plus spécialement des généticiens engagés), a ainsi longtemps dominé les pratiques antiracistes depuis les premières déclarations de l’Unesco. L’antiracisme « scientifique » enveloppait un idéal relevant de l’humanisme rationaliste et progressiste : par l’instruction et l’éducation, il s’agissait de faire advenir un monde où les erreurs, les préjugés et les illusions ayant disparu, le racisme ne survivrait que sur le mode d’un archaïsme, d’une trace d’un passé honteux, mais d’un passé heureusement dépassé.
« Le militantisme antiraciste est passé d’un optimisme historique à un pessimisme anthropologique : si le raciste n’est plus un ignorant mais un méchant, s’il se définit par ses pulsions ou ses passions négatives (haine, intolérance agressive, etc.) plutôt que ses préjugés, alors le mal est en lui, et son cas semble désespéré. L’antiraciste n’a plus pour tâche de conduire le “raciste” vers le bien, par l’éducation ou la rééducation, mais de l’isoler en tant que porteur du mal. »
Cette foi dans l’inévitable dépérissement futur du racisme semble s’être évanouie. Le militantisme antiraciste est passé d’un optimisme historique à un pessimisme anthropologique : si le raciste n’est plus un ignorant mais un méchant, s’il se définit par ses pulsions ou des passions négatives (haine, intolérance agressive, etc.) plutôt que ses préjugés, alors le mal est en lui, et son cas semble désespéré. L’antiraciste n’a plus pour tâche de conduire le « raciste » vers le bien, par l’éducation ou la rééducation, mais de l’isoler en tant que porteur du mal. Le « raciste » doit être montré du doigt, stigmatisé, mis à l’écart, frappé de mort sociale. Il ne peut plus s’agir que de le mettre hors d’état de nuire par la sanction judiciaire, au risque de rétablir la censure idéologique et de limiter la liberté d’expression. Ce pessimisme a aussi pris une forme culturelle ou civilisationnelle sur la base de de la croyance au « racisme systémique », en clair au « racisme blanc » : si en effet « les blancs » sont des racistes pour la plupart non conscients parce qu’ils sont les produits d’une culture raciste, ils deviennent irrécupérables et intolérables, sauf à accepter de se reconnaître en tant que racistes et d’expier sans fin cette faute originelle devenue une souillure ineffaçable.
L’effet pervers de cette redéfinition théorique et pratique de la lutte contre le racisme est observable, notamment en France, depuis les années 1970. Le racisme étant illégal et illicite, l’antiracisme s’inscrivant dans le système des valeurs et des normes conformes à la loi, les antiracistes cessent du même coup d’incarner une posture critique et contestatrice. Corrélativement, la plupart des organisations antiracistes ne fonctionnent plus comme des contre-pouvoirs, elles se transforment subrepticement en auxiliaires du pouvoir.
« L’effet pervers de l’institutionnalisation, en France, de l’universalisme antiraciste a été de marginaliser le rôle du savoir et plus particulièrement celui de la transmission des savoirs dans la lutte contre le racisme. Cette étatisation et cette professionnalisation de la lutte contre le racisme ont fait perdre à nombre d’antiracistes leur statut d’esprits libres incarnant un contre-pouvoir intellectuel, tout en conférant à l’antiracisme le visage d’un dispositif répressif. »
Il y a là une rupture de tradition. Car, pour se référer à un moment fondateur de la lutte contre le racisme, l’affaire Dreyfus, il importe de rappeler que l’antiracisme des dreyfusards était mû par la révolte contre l’injustice et le mensonge. Le dreyfusisme se situait du côté de l’anticonformisme, de la rébellion spirituelle. Les intellectuels dreyfusards luttaient avec les armes de l’intellect, au nom des valeurs universelles (justice, vérité), contre les préjugés officiels et les idées dominantes, incarnées par le bloc articulé autour de la raison d’État, comprenant l’état-major, l’armée et l’Église. La fondation de la Ligue des droits de l’homme en 1898 témoigne de cette réaffirmation de l’universalisme par le camp dreyfusard – réactivant ainsi l’héritage de la Déclaration des droits de l’homme – et de sa constitution en noyau du récit fondateur républicain, en socle de l’identité républicaine de la France.
On peut voir dans cette institutionnalisation, en France, de l’universalisme antiraciste l’une des origines de l’antiracisme d’État, armé d’une législation spécifique. La lutte contre le racisme antijuif et/ou l’antisémitisme, illustrant pendant l’affaire Dreyfus la montée d’un contre-pouvoir – celui des « intellectuels », incarnation de la pensée critique –, est progressivement devenue l’affaire d’organisations spécialisées, en même temps qu’elle se réduisait à des sanctions judiciaires. L’effet pervers de ce processus a été de marginaliser le rôle du savoir et plus particulièrement celui de la transmission des savoirs dans la lutte contre le racisme. Cette étatisation et cette professionnalisation de la lutte contre le racisme ont fait perdre à nombre d’antiracistes leur statut d’esprits libres incarnant un contre-pouvoir intellectuel, tout en conférant à l’antiracisme le visage d’un dispositif répressif. L’esprit critique a été étouffé par la passion dénonciatrice.
L’hyper-légalisme de l’antiracisme contemporain ne risque-t-il pas de conduire les antiracistes à s’installer dans une forme d’hyper-conformisme ? À oublier la Sorbonne au profit de la préfecture de police ? Ne risque-t-il pas de faire dériver un combat ordonné à l’exigence de justice et de vérité vers une triste chasse à la délinquance verbale ou textuelle ? Tout se passe en effet comme si, pour beaucoup, le racisme se réduisait à l’emploi de mots interdits ou suspects, décrétés tels par diverses instances s’autorisant abusivement à dire le Bien et le Mal. C’est ainsi que, sous la pression d’associations antiracistes, l’antiracisme est devenu une arme du « politiquement correct », pour être instrumentalisé, notamment dans les pays anglo-saxons, par les activistes décoloniaux, la gauche « woke » promouvant une idéologie victimaire et les adeptes de la « cancel culture », cette « culture de l’annulation » ou du « bannissement ».
Le néo-antiracisme ou le tournant « décolonial »/« wokiste » de l’antiracisme
Nous sommes les contemporains du grand tournant, qu’on peut dire « décolonial » ou « wokiste », de l’antiracisme, dont le geste central n’est plus la stigmatisation des individus racistes, socialement minoritaires, mais la dénonciation du racisme dit « institutionnel », « structurel » ou « systémique », qui se confond avec le fonctionnement même des sociétés dites « occidentales » ou « blanches ». Dans cette perspective, le racisme est partout. Si en effet les « blancs », tous les « blancs », jouissent du « privilège blanc », alors l’injustice raciale est au cœur des « sociétés blanches ». La « suprématie blanche » n’est plus seulement imputée aux esclavagistes ou aux colonialistes racistes et à leurs héritiers, elle est élevée au rang de facteur explicatif principal de l’évolution et du fonctionnement des sociétés occidentales modernes. On fabrique ainsi des classes de victimes par essence, c’est-à-dire des catégories victimaires essentialisées, dont les membres sont en droit de sentir « blessés » ou « offensés » à tout propos, à tout instant. Un nouveau mythe mobilisateur, construit en référence à la mort horrible de George Floyd le 25 mai 2020, a fait le tour du monde : le mythe de « l’innocence noire », inversion du mythe de « l’innocence blanche » dénoncé par des intellectuels afro-américains engagés comme Cornel West ou George Yancy (Backlasch, 2018) ou les activistes indigénistes français. Il fait couple avec le mythe de la culpabilité blanche éternelle. Dans les deux cas, la pensée essentialiste est au travail ; les « blancs » sont par essence coupables, les « noirs » par essence innocents, et tendent à monopoliser, avec d’autres « minorités » non blanches, le statut de « victimes du racisme ».
Les idéologues du postcolonialisme et du décolonialisme postulent que le racisme colonial est en quelque sorte une maladie héréditaire et contagieuse affectant les descendants supposés des esclavagistes et des colonialistes, qui vivraient dans des sociétés néo-esclavagistes et néo-colonialistes où les « dominés » seraient nécessairement « racisés ». Face à la supposée persistance, voire à l’extension indéfinie du racisme colonial à de nouveaux groupes issus de l’immigration et formant de nouvelles « minorités racisées », un unique remède est prescrit : la dénonciation litanique, dans le jargon décolonial respecté à la lettre (sous peine d’inefficacité), du racisme colonial censé persister et continuer de structurer les rapports sociaux dans les sociétés caractérisées, d’une façon racialiste, comme « blanches ». C’est ce qu’il est convenu d’appeler, dans ledit jargon, l’« antiracisme politique », instrument d’intimidation dont la seule fonction est de disqualifier toute critique du décolonialisme, qui consiste à voir le racisme partout et à tout expliquer par le racisme. Il repose sur un postulat et un impératif : un postulat constructiviste, selon lequel tout est socialement ou culturellement construit, et un impératif déconstructionniste, selon lequel tout doit être déconstruit. Il s’ensuit que tout peut et doit être reconstruit sans fin. C’est ainsi que la « race », construction sociale, peut et doit être déconstruite et reconstruite. Nier sa réalité biologique n’est qu’une manière d’affirmer son hyper-réalité sociale. Le rejet du racisme biologique ouvre donc la porte au racialisme constructiviste. « La race compte », disent les néo-antiracistes.
« L’“antiracisme politique” dérive de la définition néo-antiraciste du racisme comme “racisme systémique”. Il ne s’agit pas d’une conceptualisation du racisme, mais d’une arme symbolique qui consiste à réduire le racisme au racisme blanc censé être inhérent à la “société blanche” ou à la “domination blanche” aux États-Unis. »
Cet « antiracisme politique » n’est autre qu’une machine de guerre contre « les blancs » et la « société blanche ». Il dérive de la définition néo-antiraciste du racisme comme « racisme systémique ». Il ne s’agit pas d’une conceptualisation du racisme, mais d’une arme symbolique qui consiste à réduire le racisme au racisme blanc censé être inhérent à la « société blanche » ou à la « domination blanche » aux États-Unis, celle-ci étant la seule forme de domination raciale reconnue et dénoncée par les néo-antiracistes. On en retient le message simpliste selon lequel les « sociétés blanches », quelles qu’elles puissent être, seraient intrinsèquement racistes. Qu’ils le veuillent ou non, qu’ils en soient conscients ou non, « les blancs » seraient des dominants et des « racisants », ce qui revient à nier les responsabilités individuelles non sans faire obstacle à l’identification des vrais coupables d’actions racistes, réduits à n’être que des symptômes d’un mal systémique. La « blanchité » est ainsi devenue la marque du racisme
Les idéologues néo-antiracistes nous enseignent que « les blancs » ne peuvent échapper à un « cadrage racial qui naturalise leur ascendant », à savoir le « cadrage racial blanc ». Tous les spécialistes de la « théorie critique de la race » et des « études critiques de la blanchité » l’affirment : il reste toujours des traces de « blanchité » chez les plus « progressistes » des « blancs » les mieux « éduqués ». Leurs « bonnes intentions » affichées, antiracistes et progressistes, n’y peuvent rien changer. Lorsqu’ils se défendent d’être racistes, affirment les activistes états-uniens comme Robin DiAngelo (White Fragility: Why It’s so Hard for White People to Talk About Racism, 2018) ou Ibram X. Kendi (How to Be an Antiracist, 2019), « les Blancs » prouvent malgré eux, par leur véhémence qui trahit leur anxiété, qu’ils le sont. Leur comportement, exprimant la « fragilité blanche » ou leur « vulnérabilité raciale », s’expliquerait donc par une fausse conscience alimentée par la culpabilité, des mécanismes de défense – contre la menace, supposée fantasmée, d’un déclassement – et une résistance permanente à la vérité « scientifique » concernant le « racisme systémique » qui persisterait et se manifesterait par des discriminations souvent imperceptibles. Les discriminations raciales sont dès lors perçues non seulement comme des conséquences nécessaires du « racisme systémique », mais aussi comme des effets inévitables du racisme blanc, qui tient à l’existence même des « blancs ».
« La croyance au “racisme systémique” est une machine à fabriquer des racistes (blancs) qui ne sont pas conscients de l’être. Le dogme de la fatalité de race est ainsi passé des théoriciens racistes blancs négrophobes aux théoriciens antiracistes anti-blancs contemporains : “les blancs” seraient racistes en vertu de leur appartenance de race. »
La croyance au « racisme systémique » est une machine à fabriquer des racistes (blancs) qui ne sont pas conscients de l’être. Le dogme de la fatalité de race est ainsi p passé des théoriciens racistes blancs négrophobes (Louis Agassiz, Madison Grant, Lothrop Stoddard, etc.) aux théoriciens antiracistes anti-blancs contemporains : « les blancs » seraient racistes en vertu de leur appartenance de race. La négrophobie des racistes a fait place à la leucophobie des néo-antiracistes – ou plus exactement à leur « leucomisie », leur haine des « blancs » –, qu’on est dès lors en droit de considérer comme des pseudo-antiracistes.
Ce « nouvel antiracisme » recourt à des catégories raciales pour se définir dans ses fondements comme dans ses objectifs et réinvente la vision fataliste de la malédiction de race, la mythologie raciste de la souillure héréditaire ineffaçable – la « goutte de sang noir » devient la « goutte de sang blanc ». D’où le paradoxe d’un antiracisme racialiste, voire raciste, dès lors qu’il puise, non sans violence verbale, à la thématique du racisme anti-blanc. C’est pourquoi, j’y insiste, il serait plus adéquat de le caractériser comme un pseudo-antiracisme, et, plus précisément, comme un antiracisme anti-blanc. Mais un antiracisme anti-blanc, c’est un antiracisme raciste.
« Comme les islamistes, les propagandistes décoloniaux tendent à réduire le racisme à l’islamophobie, considérée par les islamo-gauchistes comme le racisme qu’il faut aujourd’hui combattre prioritairement. »
Élargissons le champ de l’analyse. Pour comprendre les liens entre l’islamo-gauchisme, l’antiracisme dit politique et le décolonialisme, il faut partir de la convergence entre l’anticapitalisme (marxiste), l’anti-occidentalisme (islamiste) et l’antiracisme anti-blanc (décolonialiste). Comme les islamistes, les propagandistes décoloniaux tendent à réduire le racisme à l’islamophobie, considérée par les islamo-gauchistes comme le racisme qu’il faut aujourd’hui combattre prioritairement. Depuis les années 1930, les islamistes ont habilement utilisé l’anticolonialisme pour faire basculer dans leur camp les nationalistes arabes. Les idéologues du décolonialisme se sont emparés de cette thématique anti-impérialiste, dont on trouve des traces dans le tiers-mondisme, puis dans l’altermondialisme, pour réduire les sociétés occidentales à des sociétés inégalitaires structurées par les oppositions dominants/dominés et racisants/racisés, héritage supposé du colonialisme. Ils incriminent les « sociétés blanches », accusées de « racisme d’État », mais font silence sur les sociétés arabo-musulmanes qui ne sont pas moins « blanches », la plupart d’entre elles pratiquant pourtant un antisionisme d’État confinant à l’antisémitisme. Dans certains pays africains subsahariens dont les gouvernants sont musulmans, on observe la mise en œuvre d’un « racisme systémique » d’une extrême violence, dont sont victimes les Africains non musulmans. En témoigne par exemple le génocide en cours des chrétiens au Nigeria par les jihadistes peuls, avec la bénédiction du gouvernement en place : depuis juillet 2009, environ 43 000 chrétiens ont été assassinés et 18 500 kidnappés (et ne sont jamais revenus), et environ 20 000 églises ou écoles chrétiennes ont été incendiées et détruites.
« La religion de l’Autre à laquelle se réduisait l’antiracisme moralisateur tend à être remplacée par le culte de la victime “de couleur”, non-blanche. »
À l’importation grossière, en France, de la « question noire » par des groupes d’agitateurs identitaires mimant les suprémacistes noirs états-uniens s’est ajoutée une mode idéologique fondée sur l’héroïsation du délinquant mort en martyr : à l’extrême gauche, l’icône Floyd a pris la relève de l’icône Guevara, « le Che ». La religion de l’Autre à laquelle se réduisait l’antiracisme moralisateur tend à être remplacée par le culte de la victime « de couleur », non blanche. C’est ainsi que la mort du délinquant Adama Traoré a été érigée, par analogie, en symbole de toutes les victimes non-blanches des « violences policières », attribuées comme une seconde nature aux membres des forces de l’ordre, présentés comme des mercenaires potentiellement criminels au service d’un impitoyable « racisme d’État ». Les milieux néo-antiracistes français ont ainsi plaqué une grille de lecture racialiste spécifiquement états-unienne sur une simple affaire de délinquance qui a mal tourné.
Alors qu’elle n’existait pas en France, la « cause noire » s’est inscrite à l’ordre du jour, oscillant entre sa version misérabiliste (le traitement victimaire des « noirs ») et sa version identitaire (l’affirmation de la « fierté noire »), la première enveloppant une exigence de justice, la seconde impliquant une demande de reconnaissance, l’une et l’autre insatiables.
« L’“éveillé” néo-antiraciste ordinaire milite d’une manière nouvelle : il ne prépare pas une révolution afin de réaliser une utopie, il accuse, dénonce, appelle à l’exclusion, voire à la mort sociale et culturelle des coupables qu’il désigne. Il vise leur “annulation”, dans le vocabulaire de la “cancel culture”. »
Dans le langage « woke », celui des « éveillés » permanents et des offensés potentiels, on appelle « micro-agressions » les mots, les attitudes ou les comportements susceptibles d’être perçus comme blessants ou offensants, parce qu’ils seraient racistes, sexistes, anti-LGBTQIA+, grossophobes, glottophobes, islamophobes, etc. L’expression « micro-agression » se réfère à la violence ordinaire ou banale, imperceptible parce qu’elle serait « systémique » ou tout simplement parce qu’elle n’existe pas et relève du monde des fantasmes « wokistes ». Mais, dans cet univers victimaire, le nombre des victimes de « micro-agressions » ne cesse de croître, en même temps que celui des activistes professionnels venant à leur secours dans les institutions et les entreprises. On pourrait croire que cette description est celle d’un mauvais rêve ou que ce bref récit n’est qu’une blague. Il n’en est rien. Dans ces milieux militants, l’humour n’est pas au rendez-vous, le rire lui-même est considéré comme une offense.
L’« éveillé » néo-antiraciste ordinaire milite d’une manière nouvelle : il ne prépare pas une révolution afin de réaliser une utopie, il accuse, dénonce, appelle à l’exclusion, voire à la mort sociale et culturelle des coupables qu’il désigne. Il vise leur « annulation », dans le vocabulaire de la « cancel culture ». Il exige aussi des « réparations », d’une façon insatiable. Il agit comme un symptomatologiste, un inquisiteur et un épurateur, en état de vigilance permanente dans une société qu’il perçoit comme structurée par quelques oppositions, les principales étant dominants/dominés, oppresseurs/opprimés et racisants/racisés. Mais il existe aussi des « éveillés » plus ambitieux qui espèrent que la grande purification des consciences et des comportements rendra possible la naissance d’une nouvelle humanité, meilleure que l’ancienne. Ils redéfinissent ainsi le projet révolutionnaire de la création de « l’homme nouveau », faisant du « wokisme » une nouvelle religion politique en même temps qu’un nouvel outil révolutionnaire.
Conclusion
La question du racisme se double désormais de la question posée par le néo-antiracisme, qui, redisons-le clairement, est un pseudo-antiracisme, ou le produit d’un dévoiement de la nécessaire lutte contre le racisme. Dans les mains des activistes décoloniaux et « wokistes », l’antiracisme est devenu un prétexte : il ne sert pas à combattre les formes de racisme observables dans les sociétés démocratiques contemporaines, il sert à diaboliser globalement l’Occident et son histoire. Derrière le paravent de l’antiracisme, on discerne une volonté d’en finir avec la civilisation occidentale, réduite à un système intrinsèquement pervers qui produirait, légitimerait et diffuserait du racisme et du sexisme. Au nom de l’« éveil » (woke) à la réalité des injustices, des discriminations et des « micro-agressions » subies par les minorités (ethniques, sexuelles, religieuses), les activistes pseudo-antiracistes ont racialisé le discours antiraciste en même temps qu’ils refondaient l’utopie révolutionnaire sur des bases anti-occidentales, donc anti-blanches selon leur vision raciale du monde, et non plus seulement anticapitalistes. Il ne s’agit pas d’une nouvelle guerre des civilisations, mais, dans l’esprit des théoriciens les plus radicaux, d’une guerre inédite de décivilisation dont l’unique cible est la civilisation occidentale.
Face à cette entreprise d’endoctrinement, il importe de rappeler que tous les maux qui affectent les sociétés occidentales contemporaines ne s’expliquent pas par les séquelles du racisme colonial, de l’impérialisme occidental et de la « domination blanche ». La colonisation est chose du passé et la décolonisation a bien eu lieu. Par ailleurs, il n’y a pas de « recherche » postcoloniale ni de « pensée » décoloniale, il n’y a qu’un rabâchage militant d’accusations criminalisantes visant la France et plus largement l’Occident, et constituant une nouvelle orthodoxie académique dans laquelle puisent les activistes des nouvelles gauches radicales.
« Le devoir antiraciste n’est qu’une spécification du devoir de lutter contre toutes les formes de violence interhumaine, y compris celles qui, aujourd’hui, prennent parfois le masque de l’antiracisme ».
Ces dérives de l’antiracisme ne doivent pas nous faire oublier l’essentiel. Pour l’action politique et morale, le mal raciste est d’abord et avant tout ce qui ne devrait pas être, ou ne devrait plus être, et qui doit en conséquence être combattu. Répondre d’un mot à la question « comment lutter pratiquement contre le mal raciste ? », c’est dire simplement : nous efforcer par divers moyens de faire diminuer la quantité de violence et d’injustice dans les interactions humaines. La difficulté est ici bien sûr de supprimer sans violence la violence, pour ne pas en rajouter. Où se situe précisément la visée morale ? Dans l’exigence que soient abolies les souffrances infligées à l’homme par l’homme, à des humains par d’autres humains. D’où les devoirs à visée universelle : refus inconditionnel de la torture, de l’esclavage, de la xénophobie, du racisme sous toutes ses formes, de l’exploitation sexuelle des enfants ou des adultes non consentants, etc.
Le devoir antiraciste n’est qu’une spécification du devoir de lutter contre toutes les formes de violence interhumaine, y compris celles qui, aujourd’hui, prennent parfois le masque de l’antiracisme. À cet égard, il importe de dévoiler le culte des identités ethno-raciales sacralisées ainsi que la religion sectaire des minorités victimaires qui se présentent sous les habits trompeurs de l’antiracisme. J’y vois une trahison des Lumières et, plus précisément, un abandon de l’exigence d’universalité. C’est là ce qui justifie de soumettre à une critique démystificatrice sans complaisance ce pseudo-antiracisme qu’est le néo-antiracisme, dans lequel viennent confluer nombre de délires intellectualisés qui tiennent lieu de pensée à tant de nos contemporains. Il n’est rien de pire que la corruption idéologique des plus nobles idéaux. Aujourd’hui, une lutte conséquente contre le racisme implique de soumettre à une critique démystificatrice le pseudo-antiracisme sous toutes ses formes.
Réponses aux questions d’Isabelle de Mecquenem
Isabelle de Mecquenem : La question essentielle qui se trouve au centre des débats actuels me paraît être celle du racisme systémique. Vous émettez deux critiques fondamentales à ce sujet. En premier lieu, le risque d’un effacement de la responsabilité, au sens moral et pénal, des individus auteurs d’actes racistes caractérisés. On voit que ce modèle entre alors en contradiction manifeste avec la conception démocratique d’une lutte contre le racisme et les discriminations par les moyens que se donne un État de droit, c’est-à-dire un arsenal juridique et des sanctions pénales individualisées aux vertus préventives et dissuasives sur un plan collectif. En second lieu, vous formulez une critique qui ne peut qu’alerter les chercheurs auxquels vous vous adressez, puisque tel est votre « métier » au sens wébérien : le modèle du racisme systémique ne constitue pas, selon vous, un outil de connaissance des sociétés. Or, cet argument radical heurte de front la plus-value heuristique attribuée à ce paradigme dominant qui mettrait à nu le fonctionnement intrinsèquement discriminatoire de nos institutions socio-politiques. Cela signifie-t-il plus globalement que le racisme systémique serait irréfutable, et formerait ainsi une idéologie, c’est-à-dire un système de croyances projeté sur la réalité socio-historique ?
Pierre-André Taguieff : La notion de « racisme systémique » apparaît comme une composante d’un récit identitaire de combat forgé par des révolutionnaires afro-américains dans le contexte particulier de la fin des années 1960, avant d’être intégrée dans la rhétorique néo-antiraciste d’extrême gauche, par définition « antisystème ». Il ne s’agit pas d’un concept scientifique, ni d’un modèle d’intelligibilité susceptible de guider des recherches empiriques, mais d’une notion idéologique au service d’une entreprise militante située et datée. Cette notion a été intégrée ensuite dans la batterie de termes polémiques employés par nombre de mouvances antiracistes contemporaines. Cette configuration néo-antiraciste peut être interprétée globalement comme l’expression d’une nouvelle forme de religiosité, fortement imprégnée par la culture « woke », ou comme une nouvelle idéologie révolutionnaire qui aurait succédé au communisme. On y rencontre en effet l’illusion de posséder une vérité cachée sur les sociétés occidentales contemporaines, qui seraient à jamais marquées par l’héritage de la « suprématie blanche ». L’insistance sur l’invisibilité et la « subtilité » du « racisme systémique » en témoigne tout autant.
Il s’ensuit que, lorsqu’ils parlent de « racisme systémique », les néo-antiracistes prétendent accéder à un savoir ésotérique : ils auraient accès à l’invisible. Et moins le racisme est visible, plus il est jugé dissimulé, profond et inquiétant. En conséquence, certains attribuent le « racisme systémique » supposé caché à l’effet d’un complot des « dominants » – nécessairement des « blancs ». Nombre de publications traitant du « racisme systémique » relèvent ainsi d’une approche complotiste des phénomènes sociaux jugés condamnables. Certains postulent que les « blancs » conspireraient sans le savoir contre les « noirs », et plus largement contre les « non-blancs » – une conspiration qu’on pourrait dire « systémique ». Ceux qui sont convaincus d’avoir une claire conscience de ce racisme invisible sont liés par le sentiment d’appartenir à une communauté cognitive enracinée dans le temps et dotée d’une identité non blanche inaltérable, qui leur donnerait une capacité sans pareille de connaître et de comprendre l’envers des sociétés démocratiques occidentales. Leur « ressenti » a toujours à leurs yeux valeur de preuve. Nous nous trouvons devant une gnose, c’est-à-dire un savoir qui sauve, mais réservé à un groupe racial, formant comme une élite du regard antiraciste. De là, dans ces milieux, une célébration de l’identité raciale et de la conscience raciale, voire de la « fierté raciale », définissant la voie qui mène au salut. Les écrits au ton prophétique d’Ibram X. Kendi en témoignent.
L’ambiguïté de la catégorie de « racisme institutionnel » est telle qu’elle ne saurait permettre une meilleure connaissance des phénomènes racistes. Si elle a bien favorisé la prise de conscience des limites de l’interprétation psychopathologique du racisme, si elle a contribué à favoriser et à entretenir la prise de conscience du racisme à l’œuvre dans une société démocratique supposée exemplaire, les États-Unis, elle ne s’est pas transformée en outil de connaissance. Arme de la critique, instrument polémique, mais non pas mode d’objectivation de la réalité sociale.
Isabelle de Mecquenem : Vous avez toujours associé vos recherches, dès La Force du préjugé en 1988, à la volonté de refonder l’antiracisme sur les bases philosophiques et scientifiques les plus solides. De ce point de vue, vous vous inscrivez dans l’héritage de Léon Poliakov qui est l’un des rares chercheurs à avoir voulu articuler ses travaux à une utilité sociale directe. Vos critiques toujours sévères des « entrepreneurs moraux », selon l’expression de Neil J. Smelser (1972), engagés dans la lutte contre le racisme, l’antisémitisme et les discriminations au nom de normes et de valeurs, ont sans doute tendance à éclipser la dimension constructive ou reconstructive que vous revendiquez pourtant. Ainsi, vous soutenez depuis quarante ans la pertinence et la consistance d’un antiracisme républicain sur un plan théorique et politique. Comment le définir ? Est-il encore possible ?
Pierre-André Taguieff : La condition de possibilité d’un antiracisme républicain, c’est une conception de la citoyenneté fondée sur la précellence des valeurs et des normes universalistes, ou, pour reprendre ma terminologie dans La Force du préjugé, individuo-universalistes – que j’opposais aux valeurs et aux normes traditio-communautaristes. Elle s’oppose donc au relativisme ethno-racial et culturel, dont l’envers est l’absolutisation des identités collectives lorsqu’elles sont perçues comme minoritaires, ainsi qu’à la conception multiculturaliste de la citoyenneté, qui reconnaît des droits spécifiques aux groupes, selon le principe : autant de différences, autant de droits différents, qui conduit inévitablement à des formes de communautarisme séparatiste. Si elle s’oppose à l’idée d’une citoyenneté différenciée, qui incite les groupes à se fixer sur leurs différences (d’où le risque d’une auto-ségrégation) et à entrer en concurrence ou en conflit les uns avec les autres, elle respecte cependant ce qu’on appelle les communautés ou les identités minoritaires dès lors qu’elles restent dans les limites de la sphère privée, sans se traduire par des revendications politiques particulières.
À cet égard, le principe de laïcité peut servir de modèle ou de boussole. Il permet notamment de faire barrage à la concurrence des victimes ou des identités victimaires qui brise le consensus de base dans les sociétés démocratiques en politisant les paniques morales et en les transformant en croisades morales. C’est pourquoi, en France particulièrement, les néo-antiracistes – décoloniaux, indigénistes et islamo-gauchistes – ne cessent de dénoncer la « laïcité islamophobe », instrument selon eux de l’« islamophobie d’État ». Leur cible est l’État républicain à la française, qu’ils réduisent à n’être que l’expression et l’agent d’un insaisissable « racisme systémique » hérité de l’époque coloniale. Ils se placent ainsi du côté des victimes imaginaires que sont les « minorités », dont ils sacralisent les identités. Ils prétendent ainsi « déconstruire » le « mythe national » ou la « mythologie républicaine » pour la remplacer par leur propre mythologie identitaire et victimaire, forgée à partir de leur haine des « blancs » et de la civilisation occidentale mais aussi de leur engagement partial en faveur de l’islam et des musulmans, islamistes compris.
Un antiracisme républicain ne peut donc que prôner l’indifférence aux différences groupales et rejeter toute essentialisation de ces dernières. Mais l’aveuglement volontaire aux différences n’implique ni hostilité ni mépris à leur égard. Il refuse leur absolutisation et leur politisation, en ce qu’elles sont susceptibles de déchirer le tissu social et de conflictualiser les rapports sociaux. Un antiracisme républicain suppose une alliance entre l’universalisme moral et le patriotisme républicain ou civique, qui implique la recherche du bien commun dans le cadre d’un État de droit. Il vise à réaliser l’égalité des chances dans la communauté des citoyens qu’est la nation mais refuse de recourir à la discrimination positive, machine à produire de l’injustice au nom des bons sentiments. On ne saurait combattre une injustice par une autre injustice. Le devoir de vigilance antiraciste doit inclure la vigilance envers les dérives et les délires qui menacent les antiracistes eux-mêmes, seraient-ils mus par de bons sentiments. C’est ce que j’ai essayé de pointer dans cette conférence.