Georges Dupuy, journaliste
Ce qu’il y a de bien avec Éric Zemmour, c’est que l’on n’est jamais déçu par son petit fonds de commerce alliant la haine de l’autre et les dénonciations publiques. Quitte à ne plus savoir où donner de la tête en matière de déclarations populistes au vocabulaire rance. Son dernier chargeur virtuel, il l’a vidé sur les humanitaires qui viennent en aide aux migrants. Heureusement, les mots ne sont pas des balles. Quoique…
Retour aux faits. Le 21 janvier 2022, en visite au poste-frontière de Menton, entre la France et l’Italie, le président de « Reconquête » déclare : « Ces gens [les humanitaires] agissent contre la survie de la France. Je considère que ce sont des ennemis. Ils seront traités comme des ennemis. Il n’y aura plus de subventions versées. Je les sanctionne. […] Ils sont complices des passeurs. Il n’y aura plus de tolérance à l’égard de ces associations qui pourrissent la vie des policiers. »
Les « Sages » du Conseil constitutionnel ont pris position…
Pour lui, Cédric Herrou « devrait être en prison ». La seule faute de ce jeune agriculteur de la vallée de la Roya (Alpes-Maritimes), star locale (malgré lui) de l’aide humanitaire aux étrangers qui veulent passer en France pour demander l’asile, est d’en avoir convoyé 200, de les avoir hébergés et d’avoir participé à la création d’un camp d’accueil. Le tout sans avoir jamais demandé un seul centime. On connaît des passeurs mieux payés !
« Il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire sans considération de la légalité de son séjour sur le territoire national. »
Extrait de la décision du 6 juillet 2018 du Conseil constitutionnel
Éric Zemmour et tous ceux qui, comme Éric Ciotti, le député des Alpes-Maritimes, dénoncent la « fausse générosité des ONG qui ne sont que le dernier maillon de la chaîne des passeurs » ont un obstacle de taille à surmonter. S’ils veulent sanctionner durement les humanitaires accusés de tous les maux, ils ne devront rien moins que passer sur le ventre du Conseil constitutionnel, des législateurs et des juges.
De fait, le 6 juillet 2018, répondant à une question prioritaire de constitutionnalité, les « Sages » ont remis les pendules à l’heure. Ils ont estimé que « la fraternité est un principe constitutionnel » et qu’« il découle du principe de fraternité la liberté d’aider autrui dans un but humanitaire sans considération de la légalité de son séjour sur le territoire national ».
Ils ont également affirmé qu’« en réprimant toute aide apportée à la circulation de l’étranger en situation irrégulière, le législateur n’a pas assuré une conciliation équilibrée entre le principe de fraternité et l’objectif de valeur constitutionnelle de sauvegarde de l’ordre public », auquel participe la lutte contre l’immigration sauvage.
Dans la foulée, la loi du 10 septembre 2018, a pris en compte les remarques du Conseil, en élargissant le champ des immunités à l’aide au séjour et à la circulation, et par extension à tout acte « dans un but exclusivement humanitaire » n’ayant donné lieu à « aucune contrepartie directe ou indirecte. » Seule l’aide (même bénévole) apportée à un étranger pour faciliter son entrée en France reste passible d’un emprisonnement de cinq ans et d’une amende de 30 000 euros. Au nom de la lutte contre l’immigration illégale qui, selon les « Sages », a valeur constitutionnelle.
… et la Cour de cassation a tranché
Enfin, en février 2020, pour clarifier totalement la situation judiciaire des humanitaires, la Cour de cassation a tranché le débat souvent soulevé par le parquet entre acte humanitaire et acte militant. Elle a ainsi jugé que la protection pouvait aussi s’appliquer aux actes solidaires non individuels, effectués au sein d’une organisation.
Cerise sur le gâteau, Bruxelles, en septembre 2020, a rappelé que le droit européen n’entend pas ériger l’aide humanitaire en infraction pénale, que ce soit sur terre et, à fortiori, sur mer.
Après les bénévoles jetés aux chiens, on peut se demander quels citoyens français seront les prochains « ennemis » de la France de l’extrême droite.
Peu importe ! Le programme de Menton révèle ce qu’il restera des valeurs républicaines, rappelées avec honneur par le Conseil constitutionnel, et de l’État de droit si, dans deux mois à peine, le politicien d’extrême droite arrive au pouvoir. La France d’Éric Zemmour avant la République, et l’ordre selon Éric Zemmour avant la loi républicaine et ses garde-fous.
Dans le collimateur de Zemmour
Ce qui frappe surtout est l’emploi du mot « ennemi ». On peut ne pas être d’accord sur l’aide humanitaire. Discuter sa portée et son efficacité. Mais l’agriculteur qui nourrit des Érythréens et les aide à demander l’asile est-il un « ennemi » de la France ? La bénévole du Secours catholique qui aide les mineurs non accompagnés en errance, « une ennemie de la France » ? Une chose est sûre : pour Éric Zemmour, tous ces gens agissent contre la France et doivent être criminalisés. Sanctionnés financièrement et pénalement. Aujourd’hui, la prison pour Cédric Herrou (qui a bénéficié d’une relaxe totale) et, demain, la déchéance de nationalité ? La réouverture du camp de Rivesaltes ?
Après les bénévoles jetés aux chiens, on peut se demander quels citoyens français seront les prochains « ennemis » de la France de l’extrême droite. Sous Philippe Pétain (que l’ancien chroniqueur de CNews a commencé de réhabiliter), les « ennemis de la France » étaient ainsi le général de Gaulle, les juifs, les Francs-maçons, les universalistes et autres internationalistes. Tous ceux qui accomplissaient leur devoir d’humanité étaient aussi désignés comme tels.
L’épais silence qui a entouré la violente déclaration de Menton a rappelé le fameux texte du pasteur Martin Niemöller (1892-1984) : « Quand ils sont venus chercher les socialistes, je n’ai rien dit, je n’étais pas socialiste.. ; […] Quand ils sont venus chercher les Juifs, je n’ai rien dit, je n’étais pas juif […] Quand ils sont venus me chercher, il ne restait plus personne pour me défendre. »
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