Propos recueillis par Benoît Drouot, agrégé d’histoire-géographie
Entretien paru dans Le DDV n° 685, hiver 2021 (numéro offert à télécharger)
Quelle est l’ambition de ce livre Nouvelle Histoire de la Shoah ? Pourquoi le choix de contributions thématiques plutôt qu’un déroulement chronologique ?
Alexandre Bande : En proposant un ensemble de synthèses actualisées, accessibles et rigoureuses, nous souhaitons fournir un outil de travail aux enseignants, étudiants et lycéens qui réponde à la fois aux questions essentielles que pose la Shoah elle-même (ses origines, les instruments de sa réalisation et le déroulement du processus à travers toute l’Europe), autant qu’à certains enjeux connexes, comme la transmission par l’école, le négationnisme ou le complotisme, par exemple. L’ouvrage que nous avons codirigé avec Olivier Lalieu s’adresse plus largement à un public composé de lecteurs férus d’histoire ou simplement intéressés par ce vaste et difficile sujet, désireux de comprendre, d’approfondir ou de mettre à jour leurs connaissances. Pour bien connaître l’historiographie de la Shoah, nous nous sommes rendu compte que s’il existait de nombreux ouvrages de qualité, y compris quelques synthèses sur certains aspects précis du génocide, il n’existait pas d’ouvrages permettant d’associer des thématiques aussi variées que le sauvetage des Juifs dans les territoires soviétiques, le génocide des Tsiganes ou les relations entre l’Allemagne nazie et le monde arabo-musulman, dans une approche qui combine les faits, une démarche comparative qui met à jour les spécificités occidentales et orientales de la Shoah en Europe, et une réflexion pédagogique. L’ouvrage, qui aurait pu s’intituler « 20 questions essentielles sur l’histoire de la Shoah », a bénéficié du concours des meilleurs spécialistes francophones.
La contribution sur les « centres de mise à mort » ne vient qu’au chapitre 5. Qu’est-ce que l’usage de cette expression et sa place dans la structure du livre disent des renouvellements historiographiques des trente dernières années ?
Pierre-Jérôme Biscarat : Dans la première partie de notre ouvrage nous avons souhaité aborder les questions cruciales de l’expérience de la mort de masse selon une logique chronologique. C’est pourquoi elle débute par une contribution de Johan Puttemans sur l’extermination dont furent initialement victimes les handicapés dans le IIIe Reich. Tal Bruttmann propose ensuite une mise au point sur le processus de décision qui aboutit à la mise en œuvre de la « solution finale » avant qu’Audrey Kichelewsky éclaire le rôle des ghettos dans le processus génocidaire des Juifs d’Europe, et Andrej Umansky et Patrick Desbois celui des fusillades à l’est de l’Europe. Il était cohérent de placer seulement à ce stade l’article de Christophe Tarricone sur les centres de mise à mort, apparus en territoires soviétiques au cours de l’été 1941. Ces centres, bien plus nombreux que ceux que retiennent habituellement les manuels (Treblinka, Chelmno, Sobibor, Majdanek et Auschwitz-Birkenau) sont les lieux où furent mis à mort, de manière systématique et selon des modes opératoires variables (fusillades, dioxyde de carbone, zyklon B) plusieurs millions de Juifs et plusieurs dizaines de milliers de Roms et de Sinti. Il existait dans les territoires soviétiques occupés au moins une demi-douzaine de sites de massacres à grande échelle qui ne ressemblaient en rien à des camps : les bois de Ponar et les forts de Kaunas, en Lituanie, la forêt de Rumbula en Lettonie, celles de Maly Trostenëts et Bronnaya Gora, en Biélorussie, et d’autres encore. La notion de « camp » est désormais délaissée car elle favorise la confusion entre l’internement concentrationnaire et la politique d’anéantissement. Les nazis n’ont pas eu besoin de faire entrer les Juifs dans de grands camps pour les assassiner. La majorité d’entre eux sont mis immédiatement à mort dans des sites spécialisés, de dimensions réduites, qui fonctionnent indépendamment des camps. L’ouverture des archives à l’Est a permis d’affiner considérablement nos connaissances sur l’ampleur et les modes de mise en œuvre de la Shoah dans les marches orientales de l’Europe. De même les études sur le terrain, que ce soit la récolte de témoignages ou l’archéologie, ont jeté une lumière nouvelle sur les lieux de mise à mort.
Pourquoi un chapitre consacré aux « génocide et persécutions des Roms et des Sinti en Europe » entre 1933 et 1946, dû à Ilsen About, dans un livre sur la Shoah ? Pourquoi, à l’inverse, le sort des homosexuels, par exemple, n’est-il jamais évoqué ?
Alexandre Bande : Nos choix éditoriaux se sont focalisés sur les thématiques impliquant une intention génocidaire comme cela a été le cas pour les handicapés, les Roms et les Sinti. Au regard de la concomitance de certains faits (arrestation, concentration, déportation, extermination) entre la situation des populations juives et des Roms ou des Sinti, et malgré les différences qui peuvent exister entre les deux, il y a bien eu dans certaines régions, et selon les choix de responsables nazis, une intention génocidaire pour les Tsiganes. Ce n’est pas le cas pour les homosexuels. Il y a bien eu persécution mais pas de volonté exterminatrice de la part des nazis.
« Le sauvetage des Juifs, à l’Ouest comme à l’Est, est essentiel à la compréhension globale de la Shoah. »
Pierre-Jérôme Biscarat
Deux chapitres sont consacrés au sauvetage des Juifs, l’un en France et l’autre dans les territoires soviétiques occupés. Cette question est aussi soulevée par Dominique Trimbur qui évoque « des efforts [produits ces dernières années] pour trouver des Arabes ou musulmans ayant sauvé des Juifs ». Cette place nouvelle accordée aux Justes est-elle une tentative pour contrebalancer une culpabilité envahissante ?
Pierre-Jérôme Biscarat : Nous ne voyons pas en quoi il s’agirait de contrebalancer une quelconque culpabilité. Le sauvetage des Juifs, à l’Ouest comme à l’Est, est essentiel à la compréhension globale de la Shoah. Partout en Europe, les sauveteurs furent peu nombreux mais leurs actions peuvent se lire comme une forme de résistance civile qu’il serait inconcevable de passer sous silence. Les deux approches proposées dans le livre exposent les faits dans leur complexité et dans leurs nuances. Les deux autrices, Cindy Biesse et Marie Moutier-Bitan, ne cèdent pas à la facilité des « légendes dorées » du sauvetage. Bien au contraire, elles font un travail d’histoire rigoureux et sans concession, fruit de plusieurs années de recherche sur la question.
« À l’heure médiatique des remises en cause du rôle de Vichy dans la Shoah, le devoir d’histoire est salutaire. »
Alexandre Bande
La deuxième partie du livre aborde « La Shoah en France ». Qu’est-ce que les historiens ont encore de neuf à dire à ce sujet ?
Alexandre Bande : Dans les pas des travaux de Serge Klarsfeld, Michaël Marrus, Robert Paxton et Renée Poznanski, une nouvelle génération d’historiens comme Tal Bruttmann, Thomas Fontaine et Laurent Joly ont confirmé, grâce à des études micro-historiques, pour Paris et Grenoble notamment, la responsabilité écrasante de la France dans la déportation des Juifs. Comme le conclut Laurent Joly dans son article : « En dépit des multiples obstacles et cas de désobéissance, la machine de destruction a été régulièrement alimentée – et ce jusqu’à l’extrême fin de l’Occupation. Assurément, si Laval et Bousquet n’avaient pas mis toute la puissance de l’État au service des opérations antijuives, le bilan de la Shoah en France aurait été moins élevé – et la faute morale de Vichy, moins lourde. » À l’heure médiatique des remises en cause du rôle de Vichy dans la Shoah, le devoir d’histoire est salutaire.
Dans un chapitre que vous avez corédigé sur « les voyages de mémoire sur les lieux de la Shoah », vous rappelez que « pour certains ces voyages peuvent être perçus comme un moyen de lutter contre le racisme et l’antisémitisme ». De leur côté, les sociologues Ygal et Jacques Fijalkow font observer qu’ils « ne conduisent pas nécessairement à une évolution des dispositions morales contre le racisme et l’intolérance ». Ces voyages sont-ils le bon levier pédagogique de lutte contre le racisme et l’antisémitisme par l’école ? Iannis Roder suggère une histoire de la Shoah qui partirait de l’examen des bourreaux, plutôt que des victimes.
Pierre-Jérôme Biscarat : Une des spécificités de cet ouvrage est de proposer une réflexion relative aux enjeux éducatifs et mémoriels. Les questions liées à la transmission de l’histoire et de la mémoire de la Shoah nous ont semblé essentielles non seulement en raison de nos trajectoires et de nos centres d’intérêt respectifs mais également parce qu’elles se posent aux enseignants, à leurs élèves et à bon nombre de nos contemporains. A l’heure où disparaissent les rescapés et les derniers témoins, il est important de s’appuyer sur l’école qui reste le principal vecteur de la diffusion des connaissances sur ce génocide mais également sur les voyages mémoriels et les nombreux projets déployés à l’échelle locale (établissements scolaires, collectivités, quartiers, communes) pour sensibiliser nos contemporains à cette histoire. Concernant les motivations des déplacements sur les lieux de la Shoah, nous évoquons le fait qu’elles sont potentiellement multiples. La volonté de lutter contre le racisme et l’antisémitisme est l’une d’elles, mais elle est loin d’être unique et d’être systématiquement revendiquée par les organisateurs de ces déplacements.
« Il est nécessaire de trouver un équilibre entre deux approches : sortir de ce que certains appellent “ l’ère victimaire ” en ne délaissant pas le point de vue des “ bourreaux ”, mais en n’oubliant jamais le regard et les souffrances des victimes. »
Alexandre Bande
Alexandre Bande : L’étude que proposent Jacques et Ygal Fijalkow démontre en effet que les voyages de mémoire ne débouchent pas nécessairement sur une évolution des dispositions morales des participants quant à leur regard sur le racisme ou d’autres formes d’intolérance. Mais dans le même temps, cette étude, comme notre propre expérience, confirment le rôle des voyages de mémoire dans le processus d’acquisition des connaissances et de compréhension des faits. Enfin, et c’est un des objectifs de cet ouvrage, la diversité des opinions et des points de vue contribuant à la richesse de la réflexion, il me semble important de souligner que, sans tomber dans la naïveté ou l’angélisme, nous pensons, au regard des nombreux retours dont nous disposons, que ces déplacements sur les lieux de la Shoah laissent des traces chez celles et ceux qui y participent. Quant à la thèse de Iannis Roder, elle contribue, elle aussi, à alimenter l’un des nombreux débats sur l’enseignement et la transmission de la Shoah. D’une manière générale la question des bourreaux n’a jamais été ignorée par les historiens de la période, mais il est vrai que les élèves et le grand public ont surtout été sensibilisés à une approche par les victimes. Ce qui est important, il nous semble, est de croiser les sources, les regards, les approches afin d’éclairer au plus près les faits tels qu’ils se sont produits. Il est nécessaire de trouver un équilibre entre les deux approches : sortir en effet de ce que certains appellent « l’ère victimaire » en ne délaissant pas le point de vue des « bourreaux », mais en n’oubliant jamais le regard et les souffrances des victimes. Par ailleurs, à l’instar de ce que font nos collègues de l’association Yahad-in-Unum1Association fondée en 2004 par le père Patrick Desbois qui recherche les témoins et les sites d’exécutions des Juifs et des Roms dans le territoire de l’ancienne Union soviétique., il nous semble de plus en plus important de prendre en considération le regard des « bystanders », ces « témoins » du crime dont le discours a longtemps été ignoré.
La dernière partie du livre aborde ce que vous qualifiez de « questions sensibles ». Comment le choix de ces questions s’est-il opéré ?
Pierre-Jérôme Biscarat : Nous sommes partis des questions qui sont souvent posées aux enseignants ou qui nous sont souvent posées concernant la Shoah, et nous avons conservé celles qui nous semblaient les plus pertinentes et les plus « actuelles ». Tant sur ce que savaient les alliés (alors que souvent élèves et étudiants interpellent leurs enseignants sur cette question), que sur le thème de la comparaison des génocides (en cette période où le terme est bien trop souvent galvaudé) ou encore sur la question des rapports bien plus complexes que ne le laissent entendre certains ouvrages et articles récents, entre le monde arabo-musulman, les nazis et la Shoah. Ces questions nous sont donc apparues comme essentielles.
Dans cette dernière partie précisément, deux chapitres reviennent sur l’antisémitisme post-Seconde Guerre mondiale à travers une « histoire du négationnisme » par Valérie Igounet et une contribution intitulée « complotisme et antisémitisme » rédigée par Rudy Reichstadt. Pourquoi, à l’inverse, ne pas avoir proposé un développement sur le versant amont de la Shoah en questionnant les racines de l’antisémitisme allemand et européen ?
Alexandre Bande : Plonger aux racines de l’antisémitisme, de l’antijudaïsme et tenter de saisir les nombreuses étapes qui mènent à la Shoah aurait mérité un ouvrage à part entière. La genèse idéologique du génocide est fort bien traitée par de nombreux ouvrages ; je pense, entre autres, aux travaux de Johann Chapoutot ou à ceux de Saul Friedländer. Il nous semblait plus pertinent de proposer aux lecteurs, dans le prolongement des précédents chapitres, ces deux réflexions de grande qualité, émanant de spécialistes reconnus, sur des questions non seulement sensibles mais ô combien actuelles.