Galina Elbaz, avocate au barreau de Paris
Article du dossier « Combattre la discrimination raciale » paru dans Le DDV n° 685, hiver 2021
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Lors de sa première allocution présidentielle, le 7 mai 2017, Emmanuel Macron prononçait les mots suivants : « Je sais la colère, l’anxiété, les doutes qu’une grande partie d’entre vous ont aussi exprimés : il est de ma responsabilité de les entendre, en protégeant les plus fragiles, en organisant mieux les solidarités, en luttant contre toutes les formes d’inégalité ou de discrimination, en assurant de manière implacable et résolue votre sécurité, en garantissant l’unité de la nation. »Le chef de l’État plaçait la lutte contre les discriminations au cœur de l’action de l’État et reconnaissait l’urgence d’agir en la matière.
Les discriminations procèdent d’une volonté d’opérer des différences de traitement illégitimes et injustifiées entre les individus. Mal diagnostiquées, ou non traitées, elles sapent l’universalisme républicain et divisent la communauté nationale – le repli communautaire est parfois le refuge de ceux qui s’estiment exclus en raison de leur lieu de naissance, de leur couleur de peau, de leur prénom ou de leur patronyme. Plus de deux siècles après la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, notre quête d’une égalité réelle est loin d’être achevée. Un bilan s’impose pour tenter de déterminer en quoi les engagements internationaux et les dispositifs législatifs successifs contre les discriminations s’avèrent toujours insuffisants.
Une égalité garantie par la Constitution
Sur le plan théorique, nous n’avons jamais été aussi bien armés pour gagner la bataille pour l’égalité. De nombreux textes la garantissent en droit et prohibent les discriminations. Ils devraient nous permettre d’empêcher que des préjugés ou des catégorisations identitaires refusant l’altérité n’aient pour conséquences le refus d’une embauche, d’un stage ou d’une formation qualifiante en raison de l’origine du candidat, ou encore de son accès à un logement, et, de manière plus large, à un bien, un service ou un loisir.
Dès son article Ier, la Constitution de 1958 consacre la place centrale du principe d’égalité : « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale. Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion. Elle respecte toutes les croyances. » Le préambule de la Constitution de 1946 avait déjà intégré dans le bloc de constitutionnalité toute une série de droits économiques et sociaux théoriquement universels : égalité femme-homme dans tous les domaines, égalité face à l’emploi, à l’instruction, à la formation professionnelle et à la culture, égalité entre les citoyens métropolitains et les ultra-marins.
Des engagements internationaux
À cet arsenal constitutionnel, la France a ajouté la ratification d’une série de conventions internationales. Ainsi sommes-nous signataires de la Convention internationale sur l’élimination de toutes les formes de discrimination raciale entrée en vigueur le 4 janvier 1969, au titre de laquelle, en vertu de l’article 2, la France s’est engagée à des obligations à la fois négatives et positives.
Obligation négative d’une part, par l’abstention à toute forme de discrimination raciale « dite d’État » en s’engageant à ce que les pouvoirs publics ne commettent « aucun acte ou pratique de discrimination raciale contre des personnes, groupes de personnes ou institutions et à faire en sorte que toutes les autorités publiques et institutions publiques, nationales et locales, se conforment à cette obligation ». Obligation positive d’autre part, en s’engageant à prendre « si les circonstances l’exigent, dans les domaines social, économique, culturel et autres, des mesures spéciales et concrètes pour assurer comme il convient le développement ou la protection de certains groupes raciaux ou d’individus appartenant à ces groupes en vue de leur garantir, dans des conditions d’égalité, le plein exercice des droits de l’homme et des libertés fondamentales ».
Le droit européen a influencé positivement notre droit du travail en facilitant la sanction et la réparation des discriminations raciales dans l’emploi.
Nous avons également ratifié la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et la Charte sociale européenne. Ces traités consacrent à la fois des droits civiques, pour le premier, et des droits économiques et sociaux, pour le second, tels que le droit au logement, à la santé, à l’éducation, à l’emploi, à une rémunération égale à travail équivalent, à l’aide sociale, à la circulation des personnes, à la protection contre la pauvreté et contre l’exclusion sociale ainsi que les droits des travailleurs migrants. Ils réaffirment également le principe général de non-discrimination dans l’accès aux droits consacrés et précités, sans distinction, là encore, fondée sur l’origine, la couleur, le sexe, la langue, la religion, l’appartenance à une minorité nationale, la naissance ou toute autre situation.
Le droit du travail et la loi Pleven en renfort
Sur le plan interne, le droit européen a influencé positivement notre droit du travail, puisque la directive 2000/43/CE sur la mise en œuvre du principe d’égalité de traitement sans distinction de « race » ou d’origine ethnique a permis de faire évoluer les dispositions du Code du travail pour faciliter la sanction et la réparation des discriminations raciales dans l’emploi.
Désormais, lorsqu’un candidat à un emploi ou un salarié rapporte des éléments de fait laissant supposer l’existence d’une discrimination fondée sur l’origine, il incombe à l’employeur de prouver que sa décision est justifiée par des éléments objectifs étrangers à toute discrimination, conformément aux dispositions de l’article 1134-1 du Code du travail. À défaut, la mesure est annulée et la victime est en droit de prétendre à une juste réparation du préjudice causé.
Sur le plan pénal, depuis la loi Pleven, en application des articles 225-1 et 2 du Code pénal, la discrimination raciale commise à l’encontre d’une personne physique ou morale est sanctionnée de trois ans d’emprisonnement et de 45 000 euros d’amende, lorsqu’elle consiste à refuser la fourniture d’un bien ou d’un service, à entraver l’exercice normal d’une activité économique quelconque, à refuser d’embaucher, à sanctionner ou à licencier une personne, à subordonner la fourniture d’un bien ou d’un service à une condition fondée sur l’origine ou la religion réelle ou supposée de la victime.
Malgré cet arsenal sans cesse croissant de textes de prohibition de la discrimination ethno-raciale, dans la pratique, une permanence et même une augmentation des situations de discrimination sont observées.
Les chiffres têtus de la discrimination
Le 24 novembre 2021, une étude publiée dans le journal Le Monde par l’ISM Corum (Inter Service Migrants-Centre d’observation et de recherche sur l’urbain et ses mutations) et l’Institut des politiques publiques révélait qu’en moyenne, à compétence égales, « les candidats dont l’identité suggère une origine maghrébine ont 31,5 % de chances de moins d’être contactés par les recruteurs que ceux portant un nom et un prénom d’origine française ».
Ces chiffres de la discrimination sont bien documentés désormais. En 2016, des testings organisés durant quatre mois par le ministère du Travail avec l’institut ISM Corum sur quarante entreprises de plus de 1 000 salariés, sur la base d’offres d’emploi réelles, avaient révélé qu’en moyenne une candidature dite « hexagonale » était retenue dans 47 % des cas, contre seulement 36 % pour une candidature supposée « maghrébine ». En outre, douze des entreprises testées s’étaient distinguées encore plus négativement, puisque leurs taux de réponses positives des « Maghrébins » supposés était même inférieur de 15 à 35 à celui des « hexagonaux ».
Avant même l’obtention du premier emploi, pour les plus jeunes d’ascendance étrangère, ce sont les difficultés dans l’accès à un stage qui affectent précocement les parcours de vie.
Le rapport annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme et le Baromètre annuel sur les discriminations dans l’emploi publié par le Défenseur des droits identifient l’emploi public et privé comme le domaine privilégié de réalisation des faits de discrimination raciale. Et avant même l’obtention du premier emploi, pour les plus jeunes d’ascendance étrangère, ce sont les difficultés dans l’accès à un stage qui affectent précocement les parcours de vie, avec ce que cela induit en termes d’inégalité des chances dans l’accès ultérieur aux lycées dits d’excellence, aux universités, aux écoles de commerces et d’ingénieurs.
Moins de cinq condamnations par an
Pour enrayer le phénomène, la réponse judicaire n’est pas au rendez-vous. Sur le plan pénal, comment interpréter le chiffre quasi nul des condamnations en matière de discriminations raciales par les juridictions correctionnelles quand ces condamnations sur le plan national sont inférieures à cinq condamnations par an sur les trois dernières années avec un nombre de plaintes assez stable de l’ordre de 220 plaintes par an ? Comment empêcher certains de penser que les textes d’incrimination de la discrimination raciale, et qui en prévoient également la sanction, ne sont pas frappés d’obsolescence, s’il est impossible pour les magistrats français d’en garantir l’application au moyen de justes et proportionnées condamnations ?
Si nos institutions ne sont pas intrinsèquement discriminatoires, nous devons questionner en revanche la carence étatique dans la capacité à mettre en œuvre effectivement le principe d’égalité et de non-discrimination.
Le diagnostic est d’autant plus préoccupant que les testings à visée sociologique1Les testings à visée sociologique se distinguent des testings judiciaires prévus par l’article 225-3.1 du Code pénal, lesquels sont des modes de preuve destinés à permettre les poursuites pénales, avec des victimes réelles. Les testings à visée sociologique sont établis sur la base de candidatures fictives et sont destinés à nommer et à diagnostiquer un fait discriminatoire mais n’ont pas vocation à le faire sanctionner par un tribunal. cités plus haut traduisent des situations de discrimination ethno-raciale dans l’emploi de vaste ampleur, dont on peut supposer qu’elles concernent des milliers de personnes, principalement noires et d’ascendance maghrébine. Ainsi, les chiffres des dépôts de plainte déjà extrêmement bas, en raison de l’important chiffre du « non-recours » évoqué par la Défenseure des droits Claire Hédon, ne correspondent déjà pas, en eux-mêmes, à la réalité empirique du phénomène discriminatoire. Cette autocensure des victimes, qui ne se saisissent pas des dispositifs judiciaires et non judiciaires existant, doit alerter. Il traduit un découragement et une perte de confiance dans la capacité des pouvoirs publics à leur apporter une solution, nourrissant par ailleurs le sentiment d’impunité des fautifs.
Des contre-systèmes communautaristes à endiguer
Une telle situation est perçue et exprimée par les publics victimes comme un abandon par les institutions de la République, ce qui alimente les pires dévoiements idéologiques, parmi lesquels la thèse de la discrimination raciale institutionnelle. Or, si nos institutions ne sont pas intrinsèquement discriminatoires, nous devons questionner la carence étatique dans la capacité à mettre en œuvre effectivement le principe d’égalité et de non-discrimination.
C’est toute la chaîne judiciaire qui doit être repensée. En imposant par exemple des barèmes planchers de condamnations dans le cadre de discriminations dans l’emploi, seuls à même de délivrer un message dissuasif fort aux entreprises.
Le risque est grand de voir s’organiser, à rebours, des contre-systèmes privés et communautaristes qui, sous couvert de lutte contre ces discriminations, imposent un agenda de remise en cause des valeurs et des institutions républicaines. Récemment, l’attention médiatique s’est d’ailleurs portée sur le mouvement Front de mères, cofondé par Fatima Ouassak, un temps proche du Parti des indigènes de la République, se revendiquant comme le premier syndicat de parents de France. Dans son texte fondateur, ce mouvement, qui s’adresse sélectivement aux « parents noirs, arabes et musulmans », dénonce les discriminations dont sont victimes les enfants d’ascendance étrangère, en imputant la responsabilité de ces discriminations à l’école de la République : « Nos enfants apprennent à l’école à avoir honte de ce qu’ils sont. Cette manière dont l’école traite nos enfants n’est pas accidentelle. Les discriminations qu’ils subissent ont une fonction : les résigner à occuper les postes les plus précaires, les plus mal payés, aux conditions de travail les plus difficiles. »
Renforcer la réponse judiciaire
Ces initiatives doivent nous alerter. S’il n’est pas concevable de laisser le droit de la non-discrimination entre les mains des fossoyeurs des valeurs républicaines, il est un fait que ce droit ne doit plus rester au stade de l’incantation des déclarations. C’est toute la chaîne judiciaire qui doit être repensée. En imposant des barèmes planchers de condamnations dans le cadre de discriminations dans l’emploi, seuls à même de délivrer un message dissuasif fort aux entreprises. Mais aussi en donnant des moyens aux magistrats civils ou correctionnels de mettre en place une véritable action en faveur des sanctions ou des poursuites pénales des discriminations, en renforçant les effectifs humains (greffiers, policiers, gendarmes, inspecteurs du travail) et leur formation. Enfin, en infusant la culture de la non-discrimination raciale dans l’ensemble des secteurs de la société impactés, dans les écoles, les entreprises, la fonction publique.
Ce n’est qu’au prix d’une véritable politique volontariste, que l’on viendra à bout des discriminations, et, comme l’a magnifiquement déclaré Martin Luther King dans son célèbre discours « I have a Dream », prononcé le 28 août 1963 à Washington, c’est avec cette foi dans l’action que « nous serons capables de transformer les discordes criardes de notre nation en une superbe symphonie de fraternité ».
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