Valérie Igounet, historienne, directrice adjointe de l’Observatoire du conspirationnisme
Article paru dans Le DDV n° 685, hiver 2021 (numéro offert à télécharger)
Éric Zemmour fait du « grand remplacement » un des axes majeurs de sa campagne présidentielle. Une thèse empruntée à Renaud Camus auquel il rend d’ailleurs hommage à la page 162 de son dernier livre, La France n’a pas dit son dernier mot (Rubempré, 2021) : « Il est d’une distinction exemplaire, d’une humilité aristocratique et d’un humour ravageur. Nous établissons le même diagnostic sur ce qu’il a appelé d’une formule que je fais mienne ‘’le grand remplacement’’. » Renaud Camus, ancien membre du Parti socialiste, a conceptualisé cette théorie complotiste en 2010, dans son livre Abécédaire de l’innocence (Éditions David Reinharc), puis l’année suivante, avec Le Grand Remplacement, réédité et augmenté depuis. Selon Renaud Camus, depuis une vingtaine d’années, un peuple issu d’immigrés venus d’Afrique et du Maghreb se substituerait à un autre, les « Français de souche ». Les conséquences de ce « changement de peuple et de civilisation » rendu possible par la « grande déculturation » se déclinent en trois temps : l’« altération » puis la « dissolution » de l’identité française annoncent sa « destruction » aux alentours de l’année 2030. Ce grand remplacement serait ainsi organisé délibérément par nos élites « mondialistes ». C’est le « remplacisme », dénoncé comme « le principal totalitarisme actuel », flanqué d’un nouvel « impérialisme » : l’islam.
Dans les pas de Jean-Marie Le Pen
L’extrême droite française ou encore des sites « anti-islamisation » se sont rapidement appropriés ce classique complotiste. Marine Le Pen est, elle, plus prudente. Elle l’a utilisé à mots plus ou moins couverts, proposant tout de même un poste de député à Éric Zemmour dans le cadre des élections européennes de 2019. Mais ses électeurs et les adhérents du Rassemblement national (RN) s’avèrent bel et bien les plus réceptifs à la thèse du grand remplacement, comme l’a montré l’enquête sur le complotisme réalisée en décembre 2018 par la Fondation Jean-Jaurès et Conspiracy Watch avec l’institut de sondage Ifop. Éric Zemmour, condamné en 2011 pour « provocation à la haine raciale », est loin de la stratégie de dédiabolisation mise en place par Marine Le Pen dès les années 2000. Il pourrait bien occuper aujourd’hui la place qui était celle de son père lors de ses années de présidence du FN. En décembre 2018, Jean-Marie Le Pen concédait d’ailleurs à propos de son discours anti-immigration qu’il ne l’avait pas « synthétisé dans un concept percutant comme le grand remplacement, terme qui parle à l’imagination et qui reprend [sa] critique permanente et fondamentale de l’immigration massive avec l’islam conquérant 1Propos recueillis par Valérie Igounet, auteure de l’article, auprès de Jean-Marie Le Pen en décembre 2018.». Le 24 septembre 2021, sur le site Sputnik, une agence de presse fondée par le gouvernement russe, Jean-Marie Le Pen soulignait que c’était un « honneur » que lui ferait Zemmour s’il se positionnait encore plus à l’extrême droite que lui, se réjouissant que « ses idées puissent être exprimées librement sur les antennes ».
Haro sur les prénoms d’origine étrangère
Dans sa chronique du 18 mars 2016 dans Le Figaro, « Le Grand Remplacement, fantasme ou réalité ? », Zemmour se demandait – tout en donnant la réponse – si le grand remplacement était « tout simplement un projet ? Un objectif ? Une réalité en marche qu’on ne peut, qu’on ne veut arrêter ? ». C’était en tout cas un « processus implacable » faisant office de « question identitaire vitale [qui] rend subalternes toutes les autres », soulignait-il. Quand il commence à s’imposer dans les années 2005 dans la sphère médiatique, Éric Zemmour reprend des éléments du grand remplacement sans les conceptualiser, l’homme de presse et de plateaux télé se distinguant déjà de ses confrères. Aujourd’hui, il ne cesse de mettre en avant ce classique complotiste. L’éditorialiste du Figaro consacre un chapitre au sujet dans sa Mélancolie française (Fayard-Denoël) paru en 2010. Il y évoque notamment la « vogue persistante des prénoms musulmans, Mohamed en porte-drapeau » qualifiés d’« étendards identitaires ». Et d’ajouter : « Entre Mohamed et Kevin, entre islamisation et américanisation, les prénoms des enfants “français” marquaient avec éclat la déchristianisation et la défrancisation de notre pays. […] Soit le prénom n’est rien et je ne vois pas pourquoi on ne donnerait pas un prénom français, soit il est marqueur de l’identité. » Un credo qu’il n’a cessé de marteler, allant notamment jusqu’à reprocher à la chroniqueuse Hapsatou Sy de ne pas se prénommer Corinne sur le plateau des Terriens du dimanche sur C8 en 2018.
Instrumentalisation et révisionnisme
Le polémiste instrumentalise par ailleurs la guerre d’Algérie pour l’intégrer dans une vision globale de l’histoire qui insiste sur une perte d’identité française au profit des « Arabes ». Dans une tribune publiée dans Le Figaro le 20 avril 2016, Éric Zemmour affirme que cette guerre « n’a jamais cessé » et que l’Algérie s’est muée en ennemi. Selon lui, la bataille d’Alger ne fait que recommencer. L’inversion victimaire fait florès. Ceux qui ne se sont pas adaptés, à savoir les Africains, deviennent les colonisateurs : « On avait oublié. Occulté. Négligé. On n’en avait que pour la Seconde Guerre mondiale. L’Allemagne et Hitler. L’extermination des Juifs (sic). On nous parlait du ‘’retour du refoulé’’. On se trompait de refoulé. Le vrai concernait la guerre d’Algérie et la décolonisation. » Le polémiste défend également une continuité historique, politique et opérationnelle entre cette guerre et celle que nous serions en train de vivre sur le sol français, réactivée par les attentats. « Alors, tout s’enchaîne de plus en plus vite. Les assassinats de Charlie et de l’Hyper Cacher de Vincennes, les massacres du Bataclan sonnent le retour des méthodes terroristes qui ont ensanglanté la bataille d’Alger. Mohamed Merah a assassiné des enfants juifs à Toulouse le 19 mars 2012 pour fêter dignement les accords d’Évian. » La thématique de la guerre civile nourrit le souvenir de la guerre d’Algérie en insistant sur l’identification de la majorité des terroristes dans les attentats sur le sol français d’origine algérienne ou de nationalité algérienne. Zemmour n’hésite pas non plus à transgresser l’histoire de la Seconde Guerre mondiale. Il évoque un « génocide [qui] se prépare » et qualifie l’islam de « nouvel occupant nazi ». Quand il estime que Pétain a « protégé les Juifs français et donné les Juifs étrangers », il procède à un révisionnisme réhabilitant, sur ce sujet douloureux, le régime de Vichy. Et l’on comprend pourquoi il condamne les lois mémorielles, dont la loi Gayssot qui fait du négationnisme un délit.
Une théorie complotiste meurtrière
Zemmour s’est donc montré progressif. Il est parvenu à distiller puis à imposer son refrain du grand remplacement dans le débat politique. L’homme décomplexé s’enorgueillit d’être le seul à l’utiliser aujourd’hui. Mais ce n’est pas vraiment le cas. Le député des Alpes-Maritimes Les Républicains Éric Ciotti se l’est lui aussi approprié. Aujourd’hui, Zemmour veut y croire. Il se voit comme le rassembleur autour de cette thématique xénophobe, estimant que ses idées « sont désormais centrales dans la société française » comme il l’a twitté le 20 octobre dernier. Le polémiste s’inscrit indéniablement dans le sillage de Jean-Marie Le Pen et de Renaud Camus. Son dernier livre s’est vendu à plus de 200 000 exemplaires. Dans La France n’a pas dit son dernier mot, l’expression « grand remplacement » est utilisée quatorze fois. Comme Renaud Camus, Éric Zemmour le décline à l’envi : « grand remplacement muséal », « grand remplacement tranquille », « grand remplacement de peuple, de mœurs, de civilisation », etc. L’auteur joue sur le « déclin français » (titre d’un autre de ses ouvrages), la nostalgie de la France d’antan, etc. La thèse du grand remplacement a été dûment réfutée par de nombreux spécialistes, notamment par Rudy Reichstadt et moi-même dans une note publiée par la Fondation Jean-Jaurès en septembre 2019, « Le ‘’Grand remplacement’’ est-il un concept complotiste ? ». Et n’oublions surtout pas qu’elle peut s’avérer meurtrière. L’attentat de Christchurch, le 15 mars 2019, en Nouvelle-Zélande (51 morts, 49 blessés), en atteste. Le document de 74 pages mis en ligne par Brenton Tarrant, l’auteur de l’attentat, était intitulé « The Great Replacement ». Si l’on ne trouve pas dans ce manifeste de référence explicite à Renaud Camus, c’est bien pourtant à ce dernier qu’il convient d’en attribuer la paternité.
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