Isabelle de Mecquenem, agrégée de philosophie
(Article paru dans Le DDV n°683, printemps 2021)
Réfléchissant à la meilleure façon de combattre le racisme, Jean-Paul Sartre recommandait de travailler « au niveau de l’événement »1Jean-Paul Sartre, Plaidoyer pour les intellectuels, Paris, Gallimard, (1re éd. 1972), 2020, col. « Folio Essais », p. 80.. Une préconisation d’autant plus percutante qu’elle ne s’adressait qu’aux intellectuels qui se montrent selon lui toujours « pressés de passer à l’universel »2Op. cit., p. 73.. Le philosophe les invitait à se confronter à l’incident raciste dans sa singularité, sa pâte ou sa chair, pourrait-on dire, et à le contrer, non à l’aide des connaissances anthropologiques sur l’unité du genre humain, mais en s’y opposant concrètement dans la situation même où il a germé et au moment même où il affleure. Telle serait la façon la plus efficace pour combattre aussi les idées racistes, puisque Sartre ne perdait en aucun cas de vue que les violences de cette nature sont toujours imprégnées des idéologies corrompues qui les inspirent.
Six mois après l’assassinat de Samuel Paty
Nous nous proposons donc de revenir sur l’affaire de l’Institut d’études politiques (IEP) de Grenoble, qui a éclaté en mars dernier sous la forme d’accusations publiques d’« islamophobie» à l’encontre de deux enseignants. La direction de l’IEP n’a pas réagi devant l’extrême dangerosité de cette accusation, alors que celle-ci a pris la forme offensive d’affichages sur les murs extérieurs de l’établissement, le 4 mars, et désignant les enseignants par leur nom.
Une grave crise s’en est suivie, retentissant sur les personnels et les étudiants et minant la vie de l’établissement tout entier qui a la taille d’un gros lycée. Or, les faits se sont produits six mois à peine après l’assassinat de Samuel Paty, qui fut exposé à la vindicte publique sur les réseaux sociaux, avant d’être décapité par un islamiste dans les circonstances que l’on connaît. Rappelons que les accusateurs anonymes ont d’abord diffusé des rumeurs et ont réclamé des sanctions contre le professeur d’histoire-géographie du collège du Bois-d’Aulne, voire son éviction de l’Éducation nationale, en invoquant le racisme, la stigmatisation de certains élèves du fait de ses choix pédagogiques, ainsi que « le climat d’islamophobie »3IGÉSR, « Enquête sur les évènements survenus au collège du Bois-d’Aulne (Conflans-Sainte-Honorine) avant l’attentat du 16 octobre 2020 », rapport à monsieur le ministre de l’Éducation nationale et des Sports, Roger Vrand, Elisabeth Carrara, octobre 2020, p. 5. qui venait légitimer leur indignation.
Une analyse rétrospective de la crise à l’IEP est possible, puisque nous disposons désormais du rapport de l’Inspection générale de l’Éducation, du sport et de la recherche établissant précisément les faits et leur déroulement circonstancié. Notons que ledit rapport au titre laconique : « La situation à l’IEP de Grenoble en mars 2021 » semble ainsi faire écho judicieusement à l’idée de situation évoquée plus haut et à l’événement au sens sartrien du terme, c’est-à-dire un « fait daté, localisé et qui a lieu à un certain moment de l’histoire nationale4Op. cit., p. 80. ». Une crise d’autant plus symptomatique par son origine, puisqu’il s’agissait pour des enseignants de préparer une « Semaine pour l’égalité et la lutte contre les discriminations » en s’appuyant sur la participation des étudiants.
Un mot litigieux ratifié par des contournements
À la lecture du document, on ne peut qu’être frappé par la conflictualité grandissante que relate la quasi-intégralité du rapport des inspecteurs généraux. Ces derniers décrivent l’enfoncement dans la crise à la suite de « l’événement inacceptable du 4 mars » en raison de l’absence de réponse de la part de la direction. Ainsi le rapport donne d’emblée aussi une analyse qui hiérarchise les événements, en montrant bien que le fait générateur n’a pas été appréhendé dans sa gravité et avec la diligence nécessaire.
Or on sait désormais que l’étiquette « islamophobe » introduite dans le cas de conflits internes ou très localisés, dont on ignore comment ils peuvent évoluer quand ils sont attisés par la viralité des réseaux de communication, équivaut donc à une incrimination aux effets incontrôlables et entraîne la mise en danger de la vie d’autrui. Et, en l’occurrence, il s’agissait en tout état de cause, dans l’affaire de Grenoble, d’une diffamation publique répréhensible par la loi.
La vie académique, durablement paralysée par la pandémie, n’était certes pas des plus propices, lors de cette année fantomatique, pour prendre conscience des effets effrayants d’un mot qui peut tuer. On peut en tout cas avancer cette hypothèse généreuse. Et il vrai que, à propos de l’« islamophobie », en tant que notion controversée et controversable, les enseignants de l’enseignement supérieur sont plutôt intéressés par les discussions sur sa légitimité scientifique et sur sa pertinence dans le champ des discriminations. On sait qu’elle recèle « un conflit de nomination » et, au-delà des conflits théoriques, des enjeux politiques et militants qui peuvent faciliter la chute dans la polémique ouverte, au point que certains chercheurs contournent son potentiel litigieux en ratifiant cette notion sans la nommer. Ce qui est beaucoup plus subtil.
Controverse, radicalisation et manquements
Cette dimension de discussion et de polémique est importante, car on la retrouve dans l’affaire grenobloise à une phase initiale. L’un des enseignants accusés est en effet entré d’abord en conflit avec une enseignante-chercheure qui comptait mentionner l’« islamophobie » dans l’intitulé d’un débat se préparant en vue d’un programme d’action contre le racisme élaboré avec des étudiants, et soutenait son caractère scientifique. Or son collègue ne concevait même pas que cette notion puisse être mise sur le même plan que le racisme et l’antisémitisme. La situation s’est ensuite envenimée à la suite d’échanges entre les enseignants sous forme de courriels prenant d’abord les étudiants à témoin, puis l’ensemble de l’IEP. Les conditions étaient créées pour que des clivages se forment et se radicalisent dans la communauté universitaire. Un autre enseignant est intervenu dans le débat véhément aux côtés de son collègue et sera aussi ensuite accusé d’« islamophobie ». Mais ce qui a ensuite beaucoup contribué à l’aggravation de la situation est l’entrée de l’Union syndicale étudiante dans la polémique, qui a entamé « une campagne virulente » contre les deux enseignants à partir de la rentrée de janvier.
Sans entrer dans le détail du rapport extrêmement précis, signalons que les inspecteurs ont étudié le rôle des nombreux protagonistes et pointé les erreurs ou les manquements qui ont été commis au fur et à mesure de la crise. Si nul n’est épargné, c’est à des degrés d’intensité très différents cependant. Car les auteurs du rapport ont statué sans équivoque sur les responsabilités respectives et ont hiérarchisé la gravité des attaques et des préjudices, l’accusation publique étant bien « l’événement inacceptable ». Sans conteste, la protection des deux enseignants n’a pas été assurée et la carence de la direction est sérieusement établie.
Censures et accusations en série au nom de la tolérance
Il est très symptomatique que des accusations telles que « islamophobie », « racisme » « extrême droite » ou « fascisme » surviennent désormais à l’occasion d’actions culturelles ou éducatives contre le racisme et l’intolérance. Des accusations de cette nature ont pu être observées de façon récurrente ces dernières années dans d’autres établissements d’enseignement supérieur. Citons pour mémoire deux exemples consécutifs survenus au début de l’année 2018 : à l’université Paris Diderot, à propos de la lecture du texte de Charb Lettre aux escrocs de l’islamophobie qui font le jeu des racistes par une troupe de théâtre dont un syndicat étudiant avait demandé l’annulation, et, quelques semaines plus tard, à l’université de Lille, lors d’un festival interculturel organisé par une association d’étudiants qui voulait faire connaître la culture d’Israël et a été accusée de propagande pour un « État raciste ». En 2021, c’est « heureusement » le Japon qui est au programme, car on imagine facilement les interférences avec les affrontements terribles du mois de mai et les risques de troubles qui en auraient découlé. Beaucoup d’autres exemples de tensions très fortes, de mise en causes et de tentatives d’obstruction pourraient être cités, montrant la facilité de dérives et de débordements imprévus à l’occasion de sujets dits sensibles.
Le terrain de la pédagogie antiraciste en milieu universitaire serait-il donc miné au point de bientôt dissuader toute initiative a priori non unanimiste ? Il s’agit d’une question d’autant plus légitime que, par un retournement pernicieux, c’est aujourd’hui l’événement antiraciste qui, paradoxalement, fait surgir les accusations de racisme.