Alain Barbanel, journaliste
En bon VRP de la pensée populiste, Éric Zemmour, ex-journaliste vedette de CNews remercié, ancien du Figaro et du Quotidien de Paris, dont la popularité n’a d’égale que ses talents d’orateur provocateur, aura réussi un pari qu’aucun essayiste n’aura jusqu’à présent gagné : vendre plus de 200 000 exemplaires d’un livre en quelques semaines en auto-édition, avec à la clé un peu plus d’un million d’euros de recettes. Un joli pied de nez à Albin Michel, son ex-éditeur du Suicide français qui avait rompu son contrat, au prétexte qu’il ne pouvait pas être la fois auteur et candidat putatif à la plus haute fonction. Bingo ! Le pressenti conflit d’intérêts a fait les choux gras de l’auteur excommunié. Las, Éric Zemmour, qui a plus d’un tour médiatique dans son sac, et qui sait transformer sa victimisation en avantage commercial, grand classique de l’extrême droite, décide de se publier en solitaire, en créant sa propre maison d’édition. Quitte, et il suffit de parcourir quelques pages de l’ouvrage rédigé à la hâte et truffé de coquilles et de répétitions, à se passer des services de relecture et d’édition professionnelles. Mais, plus intéressant, le polémiste qui se rêve en héros balzacien a baptisé sa propre maison d’édition d’un nom qui révèle beaucoup du personnage : Rubempré. En référence à Lucien de Rubempré, héros central des Illusions Perdues, qui quitte sa province natale pour « monter » à Paris avec la ferme intention d’y devenir un auteur célèbre.
« Mon cher, un journaliste est un acrobate… »
L’on devrait faire plus attention aux symboles, a fortiori quand un journaliste vedette rejeté par ses employeurs rebondit à ce point en se revendiquant de l’un des personnages les plus emblématiques de la littérature française. Sans doute moins inspiré par Étienne Lantier, acteur central de Germinal, qui ouvre le début du roman d’Émile Zola en arrivant en pleine nuit à la fosse du Voreux en quête d’un travail de machineur, ou par cet autre Jean Valjean, cet ancien forçat des Misérables, héros Hugolien, qui aura passé dix-neuf ans au bagne pour avoir volé du pain, en bon connaisseur de la littérature française, à défaut de son Histoire où il manie l’éclipse, Zemmour, alias Rubempré, s’invite à la table de Balzac pour promouvoir son livre-programme. Loin d’être un lapsus révélateur, cette référence appelle plusieurs éclairages. Si l’on s’en réfère à certains écrits, Balzac ne portait pas les journalistes dans son cœur, et c’est un euphémisme. Dans la dédicace de son œuvre à Victor Hugo, rappelle Jean Lacouture, « il assimile le traitement infligé dans son livre aux “journalistes” à celui que subissent, dans l’œuvre de Molière, les médecins. Pire : dans la préface écrite en 1837 pour Illusions perdues, il traite le journalisme de “grande plaie du siècle” ; et dans celle de 1839, de “bâton pestiféré” et de “cancer” – suggérant ailleurs que “si le journalisme n’existait pas, il faudrait ne pas l’inventer”… » Critique acerbe d’un journalisme qui ne dit pas encore son nom, Balzac situe en effet Les Illusions perdues en 1821, période balbutiante du journalisme français peuplé, poursuit Jean Lacouture, de « gens de sac et de plume groupés en petits cénacles jaloux publiant des feuilles éphémères et souvent adonnés au chantage ». Loin d’être un malheureux concours de circonstances, Rubempré-Zemmour prend à la lettre les recommandations de son mentor, le sulfureux Étienne Lousteau qui donne une leçon de journalisme au jeune novice auquel il demande de rédiger un article sur un livre qui vient de paraître :
« Ha ! Ça, mon cher, apprends ton métier, dit en riant Lousteau. Le livre, fût-il un chef-d’œuvre, doit devenir sous ta plume une stupide niaiserie, une œuvre dangereuse et malsaine.
— Mais comment ?
— Tu changeras les beautés en défauts.
— Je suis incapable d’un pareil tour de force.
— Mon cher, un journaliste est un acrobate, il faut t’habituer aux inconvénients de l’état. Tiens, je suis bon enfant, moi ! Voici la manière de procéder en semblable occurrence. Attention, mon petit ! Tu commenceras par trouver l’œuvre belle, et tu peux t’amuser à écrire alors ce que tu en penses. Le public se dira : ce critique est sans jalousie, il sera sans doute impartial. Dès lors le public tiendra ta critique pour consciencieuse. Après avoir conquis l’estime de ton lecteur, tu regretteras d’avoir à critiquer le système dans lequel de semblables livres vont faire entrer la littérature française. […]
Lucien fut stupéfait en entendant parler Lousteau : à la parole du journaliste, il lui tombait des écailles des yeux, il découvrait des vérités littéraires qu’il n’avait même pas soupçonnées. […]
La cruelle leçon d’Étienne ouvrait des cases dans l’imagination de Lucien qui comprit admirablement ce métier. »
Et pour finir, Lousteau lance cette formule : « Le journal tient pour vrai tout ce qui est probable. Nous partons de là ! »
Quand à nouveau le bourreau séduit la victime…
« Tenir pour vrai tout ce qui est probable ! » Voilà en l’occurrence ce qui résume déjà à l’époque ce qu’on qualifie aujourd’hui de fake news, ces fausses informations qui déforment et étrillent les faits et les vérités historiques au nom d’une logique construite sur l’inversion des valeurs. Lousteau, le maître à penser du relativisme, entraîne ainsi Rubempré dans la manipulation, inspirant à une autre époque, la nôtre, Zemmour dans sa volonté de réhabiliter Vichy en allégeant la responsabilité de Pétain dans la déportation des juifs, ou en révisant l’affaire Dreyfus, au nom de son obsession à combattre la « défrancisation ». Le polémiste aurait finalement été mieux inspiré en donnant à sa maison d’édition le nom du maître Lousteau, plutôt que celui de l’élève, obéissant servilement à son diktat. Mais, business is business, ce nom aurait été moins à son avantage !
Quels enseignements tirer de ces rappels littéraires ? D’abord, le polémiste, en campagne sans être candidat, convoque le personnage d’un grand roman français pour asseoir sa notoriété. Qui oserait remettre en cause Balzac ? C’est habile mais au final maladroit car cette référence, en surface indiscutable, cache son aversion pour le « système » médiatique et les « élites » qui, bis repetita placent, le lui rendent bien.
Il faut relire ses classiques pour comprendre le présent
C’est bien connu, les médias aiment diviniser le « Satan » que, par ailleurs, ils exècrent. C’est le syndrome de Stockholm version 2021 qui avait déjà porté ses fruits au moment de l’ascension de Jean-Marie Le Pen, observé d’abord comme un trublion venu d’une autre planète mais qu’on se pressait d’interviewer. À nouveau, le bourreau séduit la victime et l’on aurait tort de croire qu’au final, cette dernière lui fait du tort. Bien au contraire. Le bruit étant aujourd’hui devenu la valeur prioritaire de l’information, la rhétorique zémmourienne, surfant sur le rejet de la vérité établie pour ce qui est de l’Histoire, et un inlassable rejet de l’islam estimé non compatible avec la République, à force de répétitions, a fini par dominer le débat public. Est-ce un bien ou un mal pour la démocratie ? Le philosophe Pascal Bruckner, sur le plateau de BFMTV, a laissé entendre qu’à ce sujet, il fallait voir « le verre à moitié plein, et qu’à force de mettre tout sur la table, l’intérêt pour le débat politique pouvait y gagner ». On pourrait y croire. Mais il serait opportun que les journalistes relisent aussi leurs classiques et s’interrogent sur l’héritage du cynisme porté par le duo des Illusions perdues… Parions que pour Éric Zemmour, ce titre lui soit prémonitoire !