Par Nathalie Heinich, sociologue, directrice de recherche au CNRS (EHESS)
Ceux qui prisent la vérité ne peuvent que se réjouir du lancement, le 20 septembre dernier, de la commission Les Lumières à l’ère numérique, présidée par le sociologue Gérald Bronner. Cette initiative élyséenne contre les fake news et les vérités alternatives doit aboutir à une série de propositions concrètes dans les champs de l’éducation, de la régulation, de la lutte contre les diffuseurs de haine et la désinformation. Des mesures très attendues alors que déferle sans interruption sur la Toile une épidémie de bobards en tout genre, parmi lesquels les « infox » relayées sur les réseaux sociaux ou encore les manipulations intéressées du savoir scientifique publiées dans les revues spécialisées. Cette calamité planétaire alimente notamment les innombrables et inénarrables croyances complotistes. On était tenté d’en rire tant qu’on n’avait pas pris la mesure des ravages du phénomène, sur tous les plans : politique (de l’élection de Trump aux mobilisations des gilets jaunes puis des antivax, infestées d’infox), écologique (des climato-sceptiques aux mensonges révélés par les « Monsanto papers ») et moral (le cyber-harcèlement et le ragot numérique érigés en outils d’un contrôle social lui-même incontrôlé, dans l’emblématique affaire de la « ligue du LOL »).
Comment lutter contre ce fléau ? Des journalistes valeureux se sont engagés dans des entreprises de « désintox » – mais sont-ils lus par les naïfs qu’il leur faudrait toucher ? En l’état actuel de la déresponsabilisation des fournisseurs d’accès et administrateurs de réseaux sociaux, planqués derrière le paravent commode d’une liberté d’expression érigée en dogme intouchable, on ne peut guère tabler sur leur coopération, alors même qu’ils sont les complices objectifs des auteurs et propagateurs de bobards. En attendant de pouvoir agir sur eux il faut donc changer de cible, et tenter d’immuniser leurs victimes – c’est-à-dire tout un chacun. En commençant par les plus vulnérables : enfants et adolescents.
Bien que l’enseignement de l’histoire et des disciplines scientifiques apprenne aux élèves, collégiens et lycéens, à faire la différence entre une croyance, ou même une simple opinion, et une information vérifiée, voire un fait attesté par la recherche, il n’en est pas moins urgent d’inclure dans le cursus scolaire, au titre de l’instruction civique, un enseignement systématique des règles présidant à la production de l’information journalistique et du savoir scientifique. À l’instar du travail qu’effectue déjà le Centre pour l’éducation aux médias et à l’information (Clemi).
Les journalistes professionnels, recrutés sur diplômes ou en vertu de leur expérience, sont soumis à de strictes normes déontologiques : recherche et traçabilité des sources, croisement des données, vérification de l’origine des informations, chartes rédactionnelles, conseils de rédaction, etc., tandis que les supports de presse eux-mêmes doivent répondre à des normes légales. Les chercheurs, recrutés sur concours, doivent pouvoir justifier leurs productions par des méthodes standardisées d’enquête et de construction des données statistiques ou qualitatives, et par une connaissance de l’état de la littérature scientifique existant sur un sujet, des références systématiques aux publications disponibles, l’abstention de tout plagiat ; ils doivent soumettre leurs publications à une expertise par les pairs anonymisée, tandis que les experts doivent garantir l’absence de tout conflit d’intérêt ; et les supports de publication (revues scientifiques, collections spécialisées) jouent leur crédibilité dans le respect de ces règles et la qualité du travail d’expertise.
Voilà qui creuse de sérieuses différences avec la simple opinion, l’affirmation à l’emporte-pièce, voire la manipulation délibérée. Expliquer ces différences, déplier à partir de cas concrets toutes les étapes du travail du journaliste professionnel et du chercheur scientifique : voilà qui ne devrait être ni difficile, ni ingrat – surtout si des témoins sont invités à venir dans les classes parler de leur expérience (par exemple dans le cadre de la « Réserve citoyenne » créée en 2015).
Certes, les sceptiques pourront toujours raconter qu’il ne s’agit là que du « savoir officiel » imposé au « peuple » par les « dominants », les « élites ». Mais le pire n’est pas toujours sûr : face à la force du réel, le délire, le soupçon systématique, la médisance ne l’emportent que chez quelques esprits particulièrement abîmés par la bêtise ambiante. Écoutons ainsi Serge Barbet, directeur délégué du Clemi, qui plaide pour davantage de volontarisme de la part du gouvernement en matière d’éducation aux médias1. Et donc : parions sur l’intelligence, et décidons d’enseigner systématiquement aux jeunes à quelles règles celle-ci obéit.
Note :
1. Le DDV n°684, automne 2021, Serge Barbet, « La connaissance des médias : une compétence démocratique cruciale ».
Ce texte est une version actualisée d’une tribune parue sur lemonde.fr le 22 février 2019.