Par Emmanuel Debono, historien, rédacteur en chef du Droit de Vivre
En février 1938, Bernard Lecache, fondateur et président de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (actuelle Licra), rédigeait pour le journal de son association un éditorial ayant pour titre « Pan sur les Juifs ! ». Le texte contenait des éléments précis de définition de l’antisémitisme, faisant défaut à tant d’autres définitions : les juifs sont là où l’on a besoin qu’ils soient, même quand ils n’y sont pas, et ce pour faciliter la lecture du monde. Car ni la peur, ni la frustration, ni la colère ne suffisent à expliquer la longévité d’un phénomène dont il faut souligner, pour mieux le distinguer du racisme auquel il est souvent associé, ses caractères obsessionnel, intemporel et universel.
Dans la fabuleuse trilogie d’Axel Corti Welcome in Vienna, sortie sur les écrans entre 1982 et 1986, il y a cette phrase prononcée par un juif à New York, après la guerre : « Jamais ils ne nous pardonneront le mal qu’ils nous ont fait. » En 1938, le président de la Lica écrivait au sujet des juifs : « On leur reproche même le pogrome. C’est une astuce qu’on ne leur pardonne pas. A-t-on idée de se faire massacrer ? » Une « astuce » sur laquelle l’écrivain Maurice Bardèche brodera dix ans plus tard, jetant les bases du négationnisme dans son essai Nuremberg, ou la Terre promise.
Salir, entretenir la confusion et instiller l’oubli
Visionnaire Bernard Lecache ? Non, simplement réaliste. L’homme qui a interrogé, dans les années 1920, la mémoire des communautés juives d’Ukraine décimées au cours de la guerre d’indépendance contre les bolcheviks (1917-1920), sait bien que l’antisémitisme fait feu de tout bois, des vivants mais aussi des morts, et que parmi les enjeux mémoriels à l’agenda de certains militants, il y a celui de salir, d’entretenir la confusion et d’instiller l’oubli.
La confusion des sorts, comme si le « juif d’hier », cible d’un antisémitisme hitlérien dit-on révolu, avait aujourd’hui cédé la place à d’autres victimes (gilets jaunes, musulmans, non vaccinés contre la Covid-19…) appelant une mobilisation contre une nouvelle persécution. L’étoile jaune serait sortie de l’histoire et aurait changé de poitrine.
La confusion des morts, comme si le martyr passé devait nécessairement incarner le bourreau, pour que l’on puisse en finir avec une culpabilité encombrante à laquelle on impute un soi-disant « deux poids deux mesures ». Négationnisme, concurrence victimaire, oubli. Un autre triptyque, délétère celui-ci, pour la République et la nation. Une trilogie nourrie de complotisme, fléau devenu sujet d’actualité et de préoccupation majeure ces dernières années.
Une théorie du complot consubstantielle à l’antisémitisme
La théorie du complot ? Les juifs savent de quoi il retourne. Elle est consubstantielle à l’antisémitisme ; c’est même ce qui en fait la singularité, sans que chacun, pourtant, en mesure la signification profonde et la portée réelle. Le complot est une représentation du monde dotée d’un principe explicatif, qui ne s’assèche jamais. « Pan sur les Juifs ! » En toutes circonstances et à tout propos, car tout s’explique par « le Juif » et tout mène au « Juif ». L’antisémitisme n’a pas besoin du carburant de la frustration ou de la colère. Il n’a pas non plus besoin de la folie même si ces facteurs sont à même de favoriser l’expression de la haine et le passage à l’acte. La passion suffit. Elle alimente les croyances et entretient la flamme. Elle n’interdit pas d’élaborer des théories politiques comme celles de Charles Maurras, qui, après la Libération, condamnait la barbarie hitlérienne tout en répétant à l’envi que « les Juifs nous doivent des comptes ». Tant et si bien qu’il fut possible, en France et après 1945, de réclamer des mesures spécifiques contre les juifs, sans haine et sans violence. Sans être condamné non plus.
Expliquer sans relâche les spécificités de l’antisémitisme
Tout semble avoir été déjà pensé et écrit au sujet de l’antisémitisme. Les analyses, constamment réactualisées, ne manquent pas. L’historiographie est conséquente. Le sujet demeure au cœur d’une importante production intellectuelle et artistique. Et pourtant… il faut continuer.
Continuer d’expliquer la particularité d’un phénomène sans cesse résurgent, remis au goût du jour et tonifié par les crises. Il faut dire ce qui le distingue des racismes d’infériorisation, au nom desquels on a pu, outre-mer, conquérir, coloniser, asservir et massacrer. Souligner encore cette dimension fantasmagorique, moins centrale dans les formes de racismes qui empoisonnent notre République. Signifier, toujours, ce qui fait la force et la violence meurtrière de l’idéologie quand elle repose sur le principe d’un combat à mort qui entend délivrer l’humanité d’une prétendue emprise juive. Préciser, en somme, pourquoi il importe de distinguer l’antisémitisme des racismes, non pour hiérarchiser ces phénomènes, mais pour en faire apparaître les spécificités irréductibles.
Le fantasme de l’omniprésence juive, qui explique tout et son contraire, est en cela difficile sinon impossible à éteindre. Il fonctionne à merveille, même en l’absence des juifs. Pour tout dire, il fonctionne en dehors de la réalité.
Un enjeu qui dépasse la désintégration du préjugé
Il est dit que nous sommes entrés dans une ère de post-vérité, ce qui ne laisse pas d’inquiéter. À certains égards, on pourrait dire que l’antisémitisme, comme d’autres systèmes de croyances, s’est toujours situé par-delà la vérité : ses discours s’accrochent à des théories sur lesquelles la rationalité a peu de prise, sinon pas du tout. L’enjeu dépasse donc la désintégration du préjugé, dont Albert Einstein disait qu’elle était plus difficile à obtenir que celle d’un atome. Ancré dans les croyances et les passions, l’antisémitisme a trouvé un espace d’épanouissement sans borne (et sans règle) avec Internet et les réseaux sociaux. Il reste un défi pour la démocratie confrontée aux développements des plateformes numériques. Les sciences cognitives, parfois recommandées pour comprendre la propagation des théories du complot et les adhésions fortes qu’elles suscitent, devraient aussi être mobilisées dans la lutte contre l’antisémitisme. Si le combat semble asymétrique et sans fin, il ne peut cependant pas ne pas être mené. Les sciences sociales et humaines doivent continuer à travailler à mettre en exergue la nature particulière du phénomène : l’absence d’explications, la confusion et la simplification travaillent au contraire à le rendre insaisissable et, ce faisant, invisible. Certains n’en demandent pas davantage.