Par Philippe Foussier, journaliste
Historienne spécialiste de psychanalyse, Élisabeth Roudinesco éclaire d’un jour particulier les dérives identitaires qui caractérisent notre époque. Elle n’est certes pas la première à se pencher sur ces phénomènes mais le regard de cette biographe de Freud et de Lacan, qui fut aussi proche de Derrida et de Foucault, fournit ici une très utile contribution au débat. « Les revendications sont à l’inverse de ce qu’elles avaient été durant un siècle », remarque-t-elle, obsédées qu’elles sont par « l’auto-affirmation de soi ». Elle convoque plusieurs catégories pour étayer son propos, sur lesquelles elle a depuis longtemps travaillé : le genre, la « race », les questions coloniales. Son expertise et sa connaissance approfondie permettent d’appréhender ces évolutions avec le sérieux et la rigueur qui s’imposent, loin des raccourcis militants et des survols hâtifs.
Élisabeth Roudinesco remarque comment les termes de ces débats ont été importés des États-Unis d’Amérique, pays dans lequel l’appartenance à une ou plusieurs communautés est une donnée sociale évidente, culturellement ancrée dans la conception même de cette nation fondée par et dans le multiculturalisme. Elle récuse par ailleurs avec force l’idée, souvent avancée ces dernières années, que ces dérives identitaires seraient nées de l’interprétation de la French Theory, cette pensée dont Derrida, Foucault, Deleuze, Lyotard, Guattari ou Baudrillard étaient les représentants et qui eut un succès considérable sur les campus américains à partir des années 1970. Pour autant, on aurait lu avec profit de la part de l’auteur une analyse de la façon dont la French Theory a relativisé l’idée même de l’humanisme.
Sur le genre, Élisabeth Roudinesco passe en revue la manière dont le combat féministe a évolué au profit d’une « régression moralisatrice » qui accompagne finalement « la reconduction d’un système totalisant ». Concernant la « race », elle rappelle comment Claude Lévi-Strauss affirmait que cette notion « devait être bannie des études anthropologiques, culturelles, sociales, philosophiques ». C’est probablement sur les questions touchant au colonialisme et en particulier à la pensée anticolonialiste que l’auteur apporte la réflexion la plus utile au débat, elle qui a examiné dans le détail la prose de Césaire, Sartre, Fanon ou Glissant.
Destruction et censure
Le discours post-colonial a aussi prospéré à une période où de nombreux débats historiques ont entretenu une forme de concurrence mémorielle venant elle-même s’ajouter à des postures victimaires basées sur le genre, la sexualité ou l’ethnie : « Faut-il censurer les livres, les pièces de théâtre et les films, ou les interdire, voire les réinterpréter en fonction d’une vulgate identitaire nouvellement construite : genrée, non genrée, queer, décoloniale, racisée ? Et qui va décider de quoi ? Qui choisira de détruire quoi ? L’État, les sujets en souffrance, les foules en colère ? Qui va dénoncer qui ? ». Car en effet, Élisabeth Roudinesco le démontre avec pertinence, de purement théoriques, ces débats sont devenus des réalités tangibles interférant dans l’exercice même de la liberté d’expression ou de création, rétablissant des censures qu’on pensait définitivement révolues.
Mais « pourquoi donc les responsables de spectacles, de conférences, d’expositions, d’enseignements cèdent-ils en permanence à de telles menaces ? De quoi ont-ils vraiment peur pour ne jamais oser défendre la liberté d’expression ? », questionne l’auteur. D’ultra-minoritaires, des groupes de pression ont réussi avec succès à diffuser en quelques années leur idéologie dans de nombreuses institutions universitaires et médiatiques, obtenant ainsi des relais puissants dans leur entreprise de censure. En épilogue de son livre, Élisabeth Roudinesco décrit avec précision la mouvance d’extrême droite adepte des théories du « grand remplacement » et montre comment elle s’inscrit en complémentarité avec les obsessions identitaires portant sur le genre ou l’ethnie. Pour échapper à cette logique, elle en appelle à se ressourcer à un universalisme tel qu’il a nourri les anciens – et victorieux – combats émancipateurs.