Par Galina Elbaz, avocate
(Article paru dans Le DDV n°683, juin 2021)
Le pays est traversé par une crise de l’ascenseur social pour toute une catégorie de Français exclus des bénéfices de la mondialisation. Ce recul de la promesse républicaine d’égalité, depuis de nombreuses années, a pour conséquence un accroissement constant du vote identitaire au profit de l’extrême droite, et, en écho ou en parallèle, des crispations communautaristes parmi les Français d’origine étrangère qui n’ont pas trouvé les chemins de l’intégration. Face à ce « péril identitaire », la tension entre assimilation et intégration des enfants de l’immigration refait surface dans le débat. Pour certains, l’assimilation serait la réponse à la fois aux discriminations dont sont victimes ces Français d’origine étrangère et leurs enfants, mais aussi un antidote aux dérives séparatistes. Pour ces tenants de l’assimilation, une intégration réussie implique une neutralisation du pays, de la culture et des mœurs d’origine. Jusque dans le choix des prénoms des enfants de l’immigration. On se souvient des propos radicaux, qui n’avaient pas manqué de choquer l’opinion, tenus par Éric Zemmour à l’encontre de la chroniqueuse Hapsatou Sy dans l’émission Les Terriens du dimanche du 16 septembre 2018 : « Votre prénom est une insulte à la France. La France n’est pas une terre vierge, c’est une terre avec une histoire, avec un passé. Et les prénoms incarnent l’histoire de la France. » Quelle place réserve la France aux enfants d’immigrés dont le prénom et le patronyme traduisent l’extranéité de leur généalogie ? Comment Hapsatou ou Mohamed, ces Français dits d’origine étrangère conjuguent-ils leur identité d’ici et d’ailleurs, dont le prénom est le marqueur, et leur recherche de réussite professionnelle et sociale ? L’égalité républicaine est-elle réellement au rendez-vous pour tous ?
L’origine, première cause de discriminations au travail
En dépit d’un arsenal légal complet de lutte contre les discriminations, inscrit sous l’impulsion du droit européen, et un allégement de la charge de la preuve, les études des chiffres des discriminations dans l’emploi révèlent un malaise dans l’intégration professionnelle des populations d’origine étrangère ou perçues comme telles. Créatrices d’un surchômage spécifique, ces inégalités professionnelles engendrent par ailleurs des dégâts collatéraux en cascade dans l’ensemble du parcours de vie, tels qu’un accès au logement plus tendu dans des centres urbains, ou encore des freins dans l’accès à l’enseignement secondaire et supérieur sur plusieurs générations. Le mode de gestion parfois clientéliste de certaines municipalités a favorisé les « ghettos urbains » où l’habitat est découpé par quartiers et communautés, avec pour effet rebond le communautarisme et le risque de rupture avec les valeurs et principes de la République, tout comme un glissement vers des pratiques radicales de la religion. Ces replis éloignent les populations dites d’ « origine européenne » de certaines banlieues. L’actualité paraît le confirmer. Le 19 avril 2021, en visite au quartier de la Mosson, près de Montpellier, Emmanuel Macron est interpellé par une mère d’origine maghrébine voilée qui lui dit : « Mon fils de 8 ans m’a demandé si le prénom de Pierre existait vraiment ou s’il n’était que dans les livres parce qu’il n’en connaît aucun. » Sans mixité sociale et spatiale, comment construire une identité républicaine commune, une empathie, et tout simplement une amitié et un socle commun entre Pierre et Mohammed, s’ils connaissent de moins en moins des espaces partagés où se rencontrer et s’identifier l’un à l’autre ?
Les fossés s’accroissent
Le Défenseur des droits et l’Organisation internationale du travail publient conjointement depuis 13 ans un « baromètre de la perception des discriminations dans l’emploi ». Or l’édition 2020 identifie l’origine comme la première cause de discriminations dans le secteur privé ou public. Tous secteurs confondus (biens et services, logement, etc.), après le sexe, l’origine est la deuxième cause de discriminations en France. Ces discriminations impactent durablement dans leurs parcours de vie les personnes d’origine nord-africaine ou subsaharienne ou perçues comme telles, que ce soit dans la recherche d’un logement, d’un emploi, dans l’évolution d’un statut professionnel et globalement dans leur carrière. Un candidat à un emploi a 20 % de chances supplémentaires de voir sa candidature rejetée si son curriculum vitæ mentionne un prénom ou un patronyme nord-africain, tel que Hicham Kaidi ou Jamila Benchargui en comparaison de Julien Legrand ou Émilie Petit. Ces mêmes salariés sont hélas plus exposés à des plafonds de verre, à un ralentissement de leur carrière, à des inégalités de rémunération, aux préjugés encore tenaces sur leur incapacité à gérer des postes d’encadrement et à responsabilité, et sur le degré d’acceptabilité de leurs interlocuteurs internes ou externes à être placés sous l’autorité hiérarchique d’un enfant de la première, deuxième ou troisième génération d’immigration.
Des salariés rebaptisés par leur employeur en toute illégalité
Fin 2019, Mohamed Amghar, jeune retraité né en France de parents algériens et ancien cadre supérieur d’une entreprise américaine du secteur informatique implantée en France, a attiré l’attention médiatique en rendant public son contentieux prudhommal engagé contre son ancien employeur. M. Amghar s’est vu dépossédé de son identité pendant près de 20 ans par l’entreprise Intergraph, laquelle avait, d’autorité, décidé de modifier son prénom « Mohamed » en lui substituant celui plus français d’ « Antoine ». Mohamed est devenu Antoine : son prénom d’origine a disparu de ses bulletins de paie, de ses cartes de visite, de ses billets de réservation d’avion lors de voyages d’affaires, de ses récompenses professionnelles. Jusqu’à la mention du faux prénom de substitution sur son solde de tout compte lors de la rupture de son contrat de travail. Le prénom « Mohamed » qui lui avait été donné à sa naissance par ses parents a été gommé, effacé, éradiqué, invisibilisé. Marqué du sceau de l’extranéité, de l’au-delà de la France, de l’impensable altérité professionnelle, de l’impossibilité que le prénom « Mohamed », avec le signifiant ethnique mais aussi religieux qu’il peut induire, puisse être le prénom d’un cadre supérieur en contact direct avec une clientèle d’affaires prestigieuse. La Cour de cassation a déjà eu à dire le droit dans un arrêt du 10 novembre 2009 relatif à une affaire similaire, indiquant que le fait pour un employeur de franciser le prénom d’un salarié se prénommant « Mohamed » en le transformant en « Laurent » était bel et bien une discrimination prohibée, quand bien même le salarié ne se serait pas opposé à cette modification. Interrogé sur ses motivations, M. Amghar évoque non sans émotion un « combat pour la dignité », la sienne et celle de ses parents qui l’ont prénommé « Mohamed ».
Une faille dans l’application du modèle universaliste
Dans nos sociétés judéo-chrétiennes, l’acte de prénommer un enfant est marqué par l’immutabilité et une forme de sacralité. On ne change pas le prénom donné à la naissance. Dans l’Ancien Testament, seule la maladie autorisait à changer son prénom, dans l’espoir unique de donner une nouvelle identité bénéfique en faveur de la guérison. Rappelons que notre droit positif, en application de l’article 1er de la loi du 6 fructidor an II (23 août 1794), toujours en vigueur, est imprégné de cette sacralité : « Aucun citoyen ne pourra porter de nom ni de prénom autres que ceux exprimés dans son acte de naissance. » La loi traduit ainsi la fonction éminemment constructrice de l’identité du choix du prénom donné, par l’inscription dans un héritage et une histoire familiale, que ce prénom consacre. Ce choix n’est jamais neutre. Davantage encore pour les enfants de l’immigration nés sur le sol français, qui expérimentent les multiples appartenances. Couplé avec le patronyme, le prénom situe l’individu dans une généalogie parentale, dans une filiation culturelle, dans l’origine et la migration de ses ancêtres. Il est le liant entre le présent et le passé, entre l’histoire individuelle et l’histoire collective qui précède une personne : le prénom est une clef de l’identité participant à l’évaluation de soi et d’autrui.
Confortant l’absence de neutralité du choix du prénom dans un parcours de vie, la psychologie sociale étaye l’analyse que le prénom est porteur d’une désirabilité sociale plus ou moins positive en fonction du choix opéré. Il conditionne les interactions sociales dès l’enfance, dans une cour de récréation, puis dans une vie adulte dans les grandes étapes clés du parcours professionnel ou sentimental. Mais, contrairement à Mohamed Amghar, pour d’autres enfants de l’immigration, le prénom donné par leurs parents est facteur de souffrance : ils ne parviennent pas à construire leur intégration avec un prénom « d’ailleurs », qu’ils vivent à la fois comme une séparation des autres Français, mais aussi comme un frein à leur épanouissement social.
Franciser leur prénom, gommer cet héritage donné dans lequel ils ne se reconnaissent pas pleinement, en lien avec une terre ancestrale qui n’est pas la leur, s’assimiler par la neutralisation de l’origine de leurs parents inscrite jusque dans l’acte de naissance, sont devenues les solutions pour vivre paisiblement leur identité française. Cette tentation, parce qu’elle est de plus en plus revendiquée, ne trahit-elle pas une faille dans la mise en œuvre de l’universalisme républicain, dont le pari était de permettre aux particularismes inscrits dans l’histoire des individus de s’exprimer – et non de les annuler – pour vivre tous ensemble ?