Par David Lefranc, avocat, docteur en droit
Le 18 juin 1934, le tribunal de commerce de la Seine fait droit aux demandes de la maison d’édition nazie Franz-Eher-Verlag, éditrice de Mein Kampf, contre Fernand Sorlot, un éditeur français. Ce dernier publie une traduction française de Mein Kampf sans l’autorisation du chancelier allemand. En droit, c’est donc une contrefaçon. Le vénérable droit d’auteur, celui de Beaumarchais et d’Hugo, est attribué par un juge français à celui que l’on nomme « Führer » outre-Rhin. Il n’y a pas l’ombre d’un doute, Mein Kampf est, pour le président du tribunal Piketty, une œuvre de l’esprit originale, justifiant d’un « effort de création ». Le jugement ordonne la destruction du stock et l’interdiction sous astreinte de poursuivre la parution. « Quelque regrettable qu’en puissent paraître les conséquences », s’avance un commentateur, la solution « s’imposait en droit ». C’est tout à fait exact. Tous les arguments de Sorlot sont rejetés.
Sorlot faisait défense au tribunal d’élever Mein Kampf au rang des œuvres littéraires. À ses yeux, cet écrit aurait la nature d’un « programme politique » et, comme tel, ne donnerait pas prise au droit d’auteur. Assurément, Mein Kampf a une nature composite. Dès lors, sur le plan juridique, nul ne peut contester que l’œuvre porte bien l’empreinte de la personnalité d’Hitler, fût elle empoisonnée. Or c’est au regard de ce critère qu’une œuvre est protégée au titre du droit d’auteur. Sorlot invoquait avec malice le traité de Versailles contre Hitler. Selon ce texte, les vainqueurs peuvent restreindre la propriété intellectuelle des vaincus. Et Sorlot d’en conclure que l’intérêt public exigeait de faire exception au droit d’auteur sur Mein Kampf, au sein duquel les menaces guerrières contre la France se lisent expressis verbis. L’argument était trop astucieux. La règle de droit public visée par Sorlot ne pouvait être invoquée que par les États signataires et non par leurs sujets.
Droits de traduction
Le dernier argument de Sorlot aurait pu emporter la conviction du tribunal. Il est très probable qu’Hitler ait conservé tous ses droits de traduction. Ainsi Franz-Eher-Verlag aurait-il dû être débouté pour défaut de qualité à agir. Avec raison, Sorlot reprochait à la maison d’édition allemande de plaider par procureur ; il n’aurait été que le faux nez du dictateur. In extremis, Hitler fit parvenir à Marcel Ribardière, son trop dévoué avocat, une attestation purgeant la difficulté. Ce n’était pourtant pas un contrat de cession du droit de traduction, mais une confirmation lapidaire du pouvoir de Franz-Eher-Verlag. Cette pièce ambiguë est apparue suffisante à Piketty. Comment l’en blâmer ? S’il avait dénié toute force probante à un écrit signé d’un chef d’État étranger, il y a fort à parier que la foudre se serait abattue sur lui.
Dans son jugement, Piketty fait preuve de finesse. À l’éditeur allemand réclamant l’indemnisation d’un préjudice moral, le tribunal oppose que seul l’auteur aurait pu soutenir une telle prétention. Formellement, Piketty ne se hasarde pas à écrire qu’Hitler plaide bien par procureur, mais il invite le chancelier à se manifester lui-même, s’il devait être question de préjudice moral. C’est une manière de souligner la pusillanimité d’Hitler. Et Piketty anéantit le préjudice matériel de Franz-Eher-Verlag, au motif pris de son refus de publier sa propre traduction de Mein Kampf – autre preuve d’intelligence du juge.
Qui était Sorlot ? Après une association éphémère avec Marcel Bucard – de sinistre mémoire –, Sorlot fonde les Nouvelles Éditions Latines (N.E.L.). La référence à la latinité tient à l’attraction qu’exerce sur lui l’Italie fasciste. Sorlot multiplie les gestes sympathiques envers Mussolini. Dans ce milieu proche de l’Action française, il n’est pas rare d’être tout à la fois chrétien, hostile à la franc-maçonnerie et antisémite. Or Sorlot publie un périodique militant intitulé Les Cahiers anti-judéomaçonniques, œuvre prosélyte de l’abbé Paul Boulin. Boulin soutient Mgr Ernest Jouin, connu pour ses écrits sur Les Protocoles des Sages de Sion. Ainsi paraît-il probable que Sorlot puisse dans le même temps rejeter Mein Kampf en tant qu’œuvre hostile à la France et adhérer toutefois à son rejet fébrile du « Juif ». C’est ce qui rend son geste éditorial très « spécial ». Au début du projet, Sorlot fut bien aise d’engranger les précommandes de la Ligue internationale contre l’antisémitisme (LICA), l’ancêtre de la Licra, associée à l’opération de traduction. Mais, en 1936, il eut l’occasion d’écrire à Bernard Lecache, président fondateur de cette association, que sa véritable intention était de révéler la justesse du combat d’Hitler contre les juifs…
Pour aller plus loin :
David Lefranc « Interdire Mein Kampf aux Français. Édition, droit et politique dans la France de 1934 », in Francia, n°47, 2020.
Emmanuel Debono, Aux origines de l’antiracisme. La Lica 1927-1940, Paris, CNRS Éditions, 2012.