Propos recueillis par la rédaction
Pourquoi cette édition critique ?
Depuis 1934, une édition fautive de Mein Kampf est en circulation, avec un bref avertissement historique de huit pages, imposé en 1979-1980 par décision de justice. Le livre est donc largement en circulation, à la fois commercialisé, et, depuis 25 ans, accessible via Internet en deux clics. Ce qui veut dire que Mein Kampf fait partie de notre univers matériel et culturel. Or, c’est une source fondamentale pour comprendre l’histoire du nazisme, et l’histoire du XXe siècle, et c’est pour cela qu’elle doit être expliquée, contextualisée, mise en perspective. Les éditions critiques servent à ça : à aider le lecteur à comprendre les sources historiques et à saisir les répercutions qu’elles ont eues. Une édition critique de ce document exceptionnel était donc indispensable, à tous égards. Nous ne nous y sommes pas engagés parce que nous aurions pensé que Hitler était un véritable « penseur » dont la qualité intrinsèque de « l’œuvre » aurait rendu nécessaire de la diffuser plus largement. Non, si nous avons décidé de passer plusieurs années sur cette entreprise éditoriale et scientifique, c’est en raison du rôle historique majeur et criminel que Hitler a joué dans l’histoire allemande et européenne. Imaginons que Hitler soit mort en 1928, son livre serait tombé dans les oubliettes de l’histoire et nul ne le consulterait autrement que comme une bizarrerie témoignant à sa manière de la folie de l’époque. Mais Hitler n’est pas mort en 1928. De 1933 à 1945, il s’est trouvé en situation de mettre en œuvre la plupart des idées, autoritaires et le plus souvent criminelles, qu’il avait exposées dans son livre quelques années plus tôt. Dans la mesure où il s’agit d’une source aussi importante, il est parfaitement légitime qu’elle suscite la curiosité d’un certain nombre de lecteurs : des enseignants et des formateurs, des étudiants, et puis tous ceux qui s’intéressent à l’histoire de la Seconde Guerre mondiale et de la Shoah, pour tout un ensemble de raisons, y compris parfois familiales.
Quel était jusqu’alors le statut de l’ouvrage ?
Jusqu’à janvier 2016, et depuis la fin des années 1940, les droits du livre étaient aux mains du ministère bavarois des Finances qui interdisait toute nouvelle édition. Cela veut dire qu’en Allemagne, par exemple, aucun exemplaire de Mein Kampf n’a été réimprimé après 1945, même si l’on pouvait trouver chez les bouquinistes un de ces 12 millions d’exemplaires produits avant la fin de la guerre. En France, l’édition historique de 1934 a été très largement réimprimée après la guerre et il s’en est vendu des quantités considérables – 70 000 exemplaires entre 2003 et 2020.
Et puis, en décembre 2015, 70 ans après la mort de l’auteur Hitler, son livre est tombé dans le domaine public, comme cela est le cas pour tous les auteurs. N’importe qui depuis lors a la possibilité de publier sa propre édition de Mein Kampf, sans encourir de poursuites judiciaires sur la base de la législation relative au copyright. La perspective du passage dans le domaine public a suscité dans différents pays des entreprises scientifiques destinées à produire une édition critique digne de ce nom, de manière aussi rapprochée que possible de l’échéance de janvier 2016. En Allemagne, c’est l’Institut für Zeitgeschichte qui s’est chargé avec beaucoup de rigueur de cette entreprise. L’ouvrage, intitulé Hitler, Mein Kampf, eine kritische Edition, a été publié précisément en janvier 2016. Si le nom de Hitler figure bien dans le titre, c’est Christian Hartmann et trois autres chercheurs, qui apparaissent comme les auteurs du volume.
Qu’en a-t-il été en France ?
En France, l’histoire est un peu plus compliquée. Le projet a été lancé en 2011 par Fayard. À l’été 2015, j’ai été sollicité par la maison d’édition pour diriger le projet et j’ai accepté de le faire à certaines conditions, qui ont toutes été immédiatement acceptées. L’important pour moi était de transformer ce projet éditorial en une véritable entreprise scientifique. Nous avons donc multiplié les garanties scientifiques. Nous avons composé une équipe scientifique de premier choix, créé un comité scientifique international, sollicité, comme on le fait habituellement dans les entreprises aussi ambitieuses, différentes institutions publiques de recherche. Par ailleurs, nous avons multiplié les contacts avec nos collègues, en participant à une quinzaine de manifestations, en France et à l’étranger. Dans la phase finale enfin, nous avons également demandé à des collègues de relire les introductions, etc. L’immense majorité d’entre eux a accepté et je les en remercie. Nous avons donc traité cette source historique, qui est aussi un livre monstrueux, avec les plus grandes exigences scientifiques possible. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle nous nous sommes associés à l’Institut für Zeitgeschichte, de manière à pouvoir adapter pour le public français le monument d’érudition et d’intelligence que constitue leur appareil critique. Cela explique la présence d’Andreas Wirsching, le directeur de l’Institut, comme co-directeur d’Historiciser le mal.
Depuis 2015, le projet a suscité quelques polémiques, parfois intenses…
C’est vrai, et il ne pouvait guère en aller autrement. Certains ont exprimé des craintes aussi légitimes que sincères. D’autres ont souhaité créer du buzz, comme on le dit aujourd’hui, pour faire la publicité de leur personne ou de leur parti politique. C’est le monde tel qu’il va. Ce qui a cependant été réconfortant, au fil de ces années, c’était de constater l’excellent accueil réservé au projet dans les milieux scientifiques. Historiciser le mal a fédéré autour de lui une quarantaine de collègues, impliqués à des degrés divers, et une demi-douzaine d’institutions publiques et privées. Ce n’est pas rien. Sans compter les innombrables interlocuteurs, professionnels ou non, que nous avons pu rencontrer au fil du temps et qui nous ont tous encouragés dans notre entreprise. Bref, notre projet d’édition critique a fait l’objet d’un consensus scientifique presque unanime. Nous sommes à présent dans une nouvelle phase : le livre existe et suscite un grand intérêt médiatique – sans doute même un intérêt disproportionné. Force est de constater cependant que, jusqu’à présent du moins, l’accueil public au sens large est beaucoup moins controversé qu’on n’aurait pu le craindre. Je crois que cela tient en partie au caractère massif de l’ouvrage qui montre, visuellement, l’extraordinaire sérieux de notre projet.
Est-ce dû également au travail de sensibilisation que vous avez mené en amont ?
C’est probable. La Délégation interministérielle de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine anti-LGBT (Dilcrah), convaincue de la pertinence scientifique et la nécessité civique du projet, a souhaité faciliter le contact avec diverses associations, dont la Licra. Cela nous a permis, dans un cadre non scientifique cette fois, de présenter notre projet dans le détail et de pouvoir répondre à toutes les questions, y compris celles relatives à la commercialisation, au reversement des bénéfices à la Fondation Auschwitz-Birkenau, et ainsi de suite. C’était également important pour nous de pouvoir présenter très longuement notre travail lors de la journée de discussion au Mémorial de la Shoah, le 30 mai dernier, et ce d’autant plus que le Mémorial a développé une importante activité de formation des professeurs du secondaire, à qui nous avons beaucoup pensé en travaillant. Nous avons également été tous touchés que Serge Klarsfeld ait décidé de s’engager publiquement en faveur de notre édition, parce qu’elle lui a semblé répondre à toutes les exigences requises. Il me semble donc que la légitimité de cette publication n’est plus en débat. La douzaine de membres de l’équipe scientifique s’en réjouit : leur exigence a fini par être largement reconnue.
>> Florent Brayard, Andreas Wirsching, Historiciser le mal, Paris, Fayard, 2021.