Par Alain Barbanel, journaliste
« Philosopher, c’est apprendre à mourir », nous enseignait Montaigne. C’est aussi apprendre à vivre avec ses morts, à les apprivoiser pour soulager notre peine et aider ceux qui restent. Delphine Horvilleur, rabbin du Judaïsme en Mouvement, fait sienne cette maxime du Deutéronome 30.19, citée en préface : « J’ai placé devant toi la vie et la mort, la bénédiction et la malédiction. Tu choisiras la vie. »
Les textes sacrés dont l’auteur dévoile dans cet ouvrage pudiquement le sens ont ceci en commun qu’ils nous ouvrent le chemin de la sagesse en nous préparant au « passage », cette mort qui est, comme l’écrivait Hanna Arendt, le « prix à payer à la vie ». Un prix forcément lourd, sous forme de profession de foi qu’impose la fonction de rabbin : « Je me tiens aux côtés de femmes et d’hommes qui, aux moments charnières de leurs vies, ont besoin de récits », écrit l’auteur, comme pour presque s’excuser de se faire inviter par ces familles brisées par la souffrance qui s’offrent, à son contact, de précieux moments de consolation, d’écoute, de dialogue, mais aussi de pardon. « Dans la tradition juive, mille récits racontent que la mort peut vous suivre, mais qu’il existe des moyens de l’envoyer promener, et faire en sorte qu’elle n’arrive pas à vous pister », rappelle Delphine Horvilleur. Dans l’humour juif, mille « blagues » la tournent aussi en dérision, pour lui faire un pied de nez, détournant les légendes sacrées qui consacrent Azraël, l’ange de la mort rodant dans les rues, l’épée à la main, frappant à votre porte pour vous faucher. Comment l’en dissuader ? Par une habile pirouette qui plait au rabbin : « Désolé, aucun Moshé n’habite ici, vous êtes chez Salomon. » Retour à l’envoyeur, l’ange s’excuse presque de vous avoir dérangé et revient sur ses pas. Pour « semer » la mort et créer un « sas » entre elle et sa maison, le rabbin, après chaque cérémonie, joue aussi de sa pirouette en s’attardant « près d’une tasse de café, dans un musée ou une cabine d’essayage », histoire qu’elle « ne trouve surtout pas mon adresse. »
La mort n’a pas le dernier mot dans la « maison de la vie »
Alors comme pour conjurer le sort, Delphine Horvilleur nous transporte avec elle dans un voyage intime avec celles et ceux qui font son quotidien : les défunts et la famille, les proches. Parce que son « devoir est d’accompagner ceux qui le pleurent », pour honorer sa mémoire, la transmettre au-delà du temps, comme si l’être individuel était destiné à se fondre dans le collectif des générations futures, ce qui lui vaut peut-être le seul motif d’exister. Dans le cimetière, ce lieu solennel de prière et de recueillement qui porte en hébreu le nom paradoxal de Beit haH’ayim, « la maison de la vie », le rabbin doit pour chaque occasion s’adresser à la mort et « lui faire savoir que sa présence évidente en ce lieu ne signe pas pour autant sa victoire, et affirmer que non, même ici, elle n’aura pas le dernier mot. » Ainsi, « les disparus ne partent pas dans leur tombe, ils vivent leurs funérailles » pour un dernier clin d’œil à ce proverbe yiddish : « L’Homme fait des plans et Dieu rigole. »
La laïcité française n’oppose pas la foi à l’incroyance
En questionnant la tradition juive à propos de la mort, l’auteur livre aussi sa conception de la laïcité, chevillée au corps, qui la guide comme une lumière intérieure. Une marque de fabrique chez le Rabbin Horvilleur qui s’invite au fil de la lecture. Les proches des défunts le lui rendent bien. Et de raconter cette épisode : « Je vous présente Delphine, notre rabbin. Mais ne vous inquiétez pas, c’est un rabbin laïc ! », avait lancé la sœur d’Elsa Cayat, la « psy » de Charlie assassinée au cours de l’attentat de janvier 2015, pour la présenter aux siens avant la cérémonie des obsèques où Delphine Horvilleur officiait. « Ce jour-là, écrit l’auteur, en récitant une liturgie ancestrale, les psaumes et les prières juives face aux survivants de Charlie Hebdo, je ne suis pas devenu un « rabbin laïc » mais j’ai compris que je l’avais toujours été ». Puisque « la laïcité française n’oppose pas la foi à l’incroyance », nous dit aussi Delphine Horvilleur, « elle affirme qu’il existe toujours en elle un territoire plus grand que ma croyance, qui peut accueillir celle d’un autre venu y respirer. » Un territoire où quelque part les morts et les vivants se rejoignent. Dans cette période troublée par la passion et l’intolérance, ce livre est une leçon d’humanité. L’on devrait plus souvent écouter les Sages…
Derniers livres parus
Réflexions sur la question antisémite, Grasset, 2020
Comprendre le monde, Seuil, 2020
Le Rabbin et le Psychanalyste. L’exigence d’interprétation, Hermann. 2020