Par Karan Mersch, enseignant en philosophie
L’intersectionnalité désigne à la fois une réalité sociale et un concept militant. Comme réalité sociale, le terme décrit l’entrecroisement des discriminations (racistes, sexistes, « classistes », etc.) d’où nait une violence qui excède leur simple addition. Des personnes vivent dans leur chair ce phénomène sur lequel les sciences humaines et sociales ne peuvent faire l’impasse. En revanche, les usages politiques qui sont fait de ce mot vont bien plus loin que son sens initial. De l’étude de l’intersection des discriminations, on passe à une approche normative qui plaide pour l’intersection des luttes, ce qui n’est pas sans conséquence.
Une approche plus sélective qu’il n’y paraît
L’intersection désigne donc la partie restreinte où les surfaces se chevauchent. Il ne s’agit pas d’une addition mais d’un retranchement ou de la minoration des parties qui ne sont pas communes. Cela induit une hiérarchisation des luttes. Des combats féministes par exemple seront jugés secondaires ou même suspects s’ils ne parlent pas de racisme. Souvent, les personnes dont l’expérience se situe à l’intersection se trouvent prises entre deux feux qui n’ont pas forcément la même origine (racisme/assignation sexiste). Or, cette tension est invisibilisée par le « logiciel » intersectionnel. À se concentrer sur l’intersection on s’attendrait, par exemple, à ce que soient condamnées l’injonction patriarcale à la pudeur des femmes et, plus encore, les mutilations génitales féminines. Pourtant, étonnamment, la première est défendue avec une grande vigueur militante ; quant à la condamnation de la seconde, elle est bien souvent hésitante. On ne peut comprendre ce paradoxe apparent que si l’on ne réalise qu’une autre réduction est à l’œuvre : ce « féminisme » et cet « antiracisme » s’inscrivent dans une approche hypercritique de l’universalisme. Ainsi, l’antiracisme dont il est question avance sous l’appellation de « politique » pour mieux signifier que l’approche universaliste, elle, ne l’est pas véritablement.
L’affirmation ne résiste pas à l’analyse. Nier, par exemple, la dimension politique de l’approche universaliste de Martin Luther King n’a pas de sens. Cependant, ces manipulations langagières sont si efficaces en termes marketing qu’ils trouvent grâce auprès de certains universitaires. L’approche intersectionnelle inféode le féminisme et l’antiracisme à la vision caricaturale de systèmes sociopolitiques considérés comme sources et vecteurs du racisme. Ces systèmes complexes sont réduits à « un système » présumé « blanc » (approche mono-systémique). Pour les besoins de la cause, l’universalisme est décrit comme à son service et à celui d’une tendance qui lui est contraire : l’ethnocentrisme. L’intersectionnalité militante relève donc d’une conception très restrictive et orientée des luttes, tout en prétendant les réunir toutes.
Une théorie irréfutable aux objectifs politiques très orientés
Cette théorie rencontre un franc succès car elle procure à celle ou celui qui s’en réclame la satisfaction d’avoir toujours raison sur son contradicteur – ce qui est loin d’être une vertu épistémique. Elle substitue à la qualité de l’argumentation la considération de savoir « d’où parle » l’individu. L’origine remplace le fondement en raison. À la moindre contradiction, les propos des hommes puis des femmes définis comme des « Blancs » sont aussitôt disqualifiés. Et lorsque ce sont des personnes au centre de l’intersection qui sont en désaccord avec la doxa intersectionnelle, elles se voient traiter de « collabeurettes » ou de « bounty » : elles sont « blanchies » en un sens infamant. Si, contrairement aux attentes, l’intersectionnalité politique est source de violence pour une partie des victimes de l’intersection, c’est parce qu’elle ne repose pas tant sur l’attention portée aux personnes « concernées » que sur la construction de groupes ayant en commun un même ennemi : le « Blanc ». Ce qui est visé en fait, ce sont les principes universalistes de notre République. Cette intersectionnalité politique, faux nez de l’essentialisme, est une machine coercitive qui cherche à monopoliser la parole. Or, réduire les personnes à leurs origines et leur associer des traditions, en assimilant tout regard critique à leur endroit à de la haine envers un présupposé groupe d’appartenance, c’est précisément prendre le chemin inverse à celui des Lumières.