Par Manuel Diatkine, docteur en Histoire, enseignant au lycée français de São Paulo
(Article paru dans Le DDV n°682, mars 2021)
« Devant le miroir : les blancs et l´antiracisme ». C’est une tribune publiée par le quotidien Folha de S. Paulo, le 22 décembre 2020, où l’on peut lire les propos suivants : « Notre société raciste est le résultat d’un projet séculaire », un projet porté par « les hérauts de la démocratie raciale – nostalgiques d’un passé qui n’a jamais existé ». Comment le sens de l’expression « démocratie raciale » a-t-il pu évoluer à ce point en l’espace de cinq décennies ?
L’expression « démocratie raciale » renvoie à l’idée que l’Histoire de la nation brésilienne serait celle d’un métissage heureux, qui serait sa vocation. Le thème apparaît dès le milieu du XIXe siècle, une génération après l’indépendance de 1822, mais ne cristallise dans les années 1930, en particulier avec la publication en 1933 de Maîtres et esclaves, de Gilberto Freyre. Dès les années 1940, des militants noirs antiracistes expriment des doutes sur cette vision idéalisée. Le discours démystificateur l’a aujourd´hui en grande partie emporté.
La critique d’un thème
Pour suivre l´évolution du débat public, un des meilleurs angles est la trajectoire d’Abdias Nascimento (1914-2011). En 2010, le président Lula signait le « Statut de l´Égalité raciale »[1]. Lors de la cérémonie, il regretta l’absence de l’intellectuel, artiste et militant Abdias Nascimento, l’une des grandes figures du mouvement noir brésilien.
Né dans un milieu modeste de l’ouest pauliste, Abdias participe dans les années 1930 à la première organisation politique moderne du mouvement noir, la Frente Negra Brasileira (FNB). En 1944, il crée le Teatro Experimental do Negro. Puisque les voies d’une carrière dramatique sont étroites pour les actrices et les acteurs noirs, il s’agit de monter une troupe pour affirmer la présence noire sur la scène, et au-delà de la scène. Dès lors, Abdias est acteur, activiste politique et journaliste, et de plus en plus critique à l’égard du mythe d’un « Brésil métis ».
Quelles sont les sources de cette évolution ? On peut en identifier trois. Tout d’abord, Césaire et la négritude : alors que la FNB tournait le dos à l’Afrique, l’exigeante réflexion du Discours sur le colonialisme (1950) a circulé parmi les militants afro-brésiliens. Ensuite, la lecture de l’Homme révolté de Camus, qui l’a marqué profondément. Enfin, des intellectuels afro-brésiliens s’affirment dans les années 1950. Parmi ceux-ci, le sociologue Guerreiro Ramos (1915-1982), dont Abdias est proche. En somme, las d’attendre une improbable « démocratie raciale », un groupe d’intellectuels afro-brésiliens a décidé d’interroger l’idée même de « Brésil métis ».
Démystification
Deux livres publiés en 1978 et 1980 ont théorisé la critique[2]. Métissage ? Le mot est récusé triplement. D’abord parce qu’il cache un fait historique sordide, les viols des femmes noires par des hommes blancs dans le cadre d’une société qui est esclavagiste jusqu’en 1888. Ensuite, parce que le métissage a dissimulé un projet explicite d’élimination des noirs du Brésil. Abdias n’a aucun mal à citer les nombreux auteurs du XIXe et du XXe jusque vers 1930, qui ont rêvé d’un Brésil sans noirs, précisément grâce au métissage, au motif que la race « forte », la blanche, éliminerait « la faible », la noire. D’ailleurs, l’appel à une immigration européenne avait explicitement pour but de « blanchir » le pays. Enfin, parce qu’à partir des années 1930, le Brésil qui s’affirme « métis » tourne en fait le dos à la négritude et à l’africanité.
Il s’agit de démystifier les points suivants : la division du peuple noir en catégories multiples, alors qu’une personne noire au Brésil est simple à définir : c’est « un descendant des Africains esclavisés » ; l’effacement des crimes de l’esclavage ; l’intolérance systématique de l’Église catholique envers les religions africaines ; la négation, puis la folklorisation (à des fins touristiques) des cultures africaines ; la négation du racisme au nom de la prééminence de la question sociale ; la mise en scène d’une « farce historique » selon laquelle l’abolition de l’esclavage, en 1888, serait un cadeau de l’élite blanche humaniste.
Quilombismo
Par quoi remplacer le récit d’un Brésil « métis » ? Abdias avance la notion de quilombismo. On appelle quilombos les très nombreuses communautés afro-brésiliennes formées par des esclaves fugitifs ou des libres, et cela dès les origines du Brésil. Il y eut des quilombos modestes, en dimension et en durée, et, aussi, des quilombos qui s’étendirent sur de vastes territoires, pendant plusieurs siècles. Après l’abolition en 1888, les nombreux quilombos ont persisté, et l’une des mesures les plus emblématiques de la Constitution de 1988 fut de reconnaître aux communautés la possibilité de posséder collectivement la terre. Les quilombos sont donc synonymes de résistance, et Abdias propose de transformer cette expérience historique en un substantif.
Le quilombismo désignerait l’ensemble des actes de résistance, une « praxis afro-brésilienne », bien au-delà du seul cas des communautés quilombolas. Appartiendrait au quilombismo, par exemple, la journée historique de 1978 au cours de laquelle fut lue à S. Paulo la Déclaration qui rendit publique l’existence du nouveau Movimento Negro Unificado Contra o Racismo e a Discriminação Racial : « Nous, Brésiliens noirs, orgueilleux de descendre de Zumbi… » – Zumbi étant la figure emblématique du quilombo de Palmares (Nordeste), qui a longtemps résisté aux Portugais. L’histoire du Brésil, si l’on devait bien la conter, ce ne serait donc pas d’abord l’histoire de la formation d’un peuple métis, mais d’abord l’histoire d’une résistance afro-brésilienne.
Justice « raciale » et sociale
Depuis 1978, la critique du movimento negro a quitté les marges. Certaines de ses revendications sont passées dans la loi, par exemple ce qui concerne l’existence de l’enseignement de l’histoire de l’Afrique dans les programmes scolaires (2003), ou, surtout, la mise en place de quotas favorisant les citoyens afro-brésiliens à l’entrée des universités publiques (quotas raciaux et sociaux, d’abord dans l’État de Rio de Janeiro à partir de 2004). Amenée à juger de la légalité de la loi, la plus haute cour de Justice a parlé d’une réparation nécessaire de l’Histoire, et l’a validée. Le bilan de cette expérience est positif et la baisse de niveau redoutée par certains ne s’est pas produite.
Ce succès doit se comprendre dans le contexte spécifique du Brésil. Malgré des progrès, en particulier dans les années Lula (2002-2010), les universités publiques (et les meilleures du privé) étaient restées assez élitistes, peu accessibles aux classes populaires issues de l’enseignement primaire et secondaire public, alors que les enfants des classes aisées fréquentent des institutions scolaires privées. C’est ce blocage, cette discrimination de fait, que la légalisation des quotas a contribué à réduire de façon significative. Ainsi, la société brésilienne n´ayant pas su trouver les moyens d’une grande politique de démocratisation de l’enseignement supérieur, la discrimination positive en a tenu lieu.
De façon générale, les nombreuses associations afro-brésiliennes ont fait évoluer le Brésil. L’intolérance envers les religions africaines est débattue dans les médias, l’habitude de lisser les cheveux a commencé à se perdre, le nombre de personnes s’identifiant comme « negro/a » a augmenté lors des recensements et dépasse aujourd’hui 50%. Dans des contextes de plus en plus divers, la question de l’inégalité raciale est posée.
C’est peut-être dans le domaine de la recherche historique que les changements sont les plus spectaculaires. En effet, jusqu´aux années 1970, l’esclavage portugais et brésilien était méconnu et peu étudié. Tout a changé au cours des quarante dernières années où, aiguillonnés par les mouvements sociaux, les chercheurs brésiliens ont produit un travail remarquable pour établir les faits et conceptualiser. Le lecteur francophone trouvera dans un ouvrage coordonné par Jean Hebrard un riche aperçu de l´historiographie brésilienne sur le sujet[3].
Les risques de la racialisation
Toutefois, au Brésil comme ailleurs, l’articulation entre la différence et l’universel est délicate. Identifions trois problèmes, en nous appuyant sur l’article de la Folha de São Paulo cité en introduction. Les auteurs se mettent en scène, « nous, les blancs » – dans une perspective antiraciste : nous, les blancs, qui ne sommes pas assez attentifs au racisme. Mais, après avoir enseigné aux citoyens que la couleur de la peau était insignifiante, faut-il absolument que l’antiracisme lui enseigne désormais qu’elle est centrale ? N’y a-t-il pas là un risque d´offrir aux vrais racistes un boulevard argumentatif ?
Par ailleurs, si le métissage a servi un récit national, il est également une réalité sociale. Des millions de citoyens ont des ancêtres noirs et blancs ; diviser la population en deux catégories homogènes, comme le fait l’article, est une simplification abusive. Enfin « les blancs » sont invités à se voir tels qu’ils sont : « producteurs et reproducteurs de racisme », se préservant dans une prétendue position de « neutralité » (face aux problèmes sociaux du Brésil), liés par un « pacte qui soutient le privilège de la blanchité [branquitude] ». En somme, dans ce discours antiraciste, « les blancs » sont en quelque sorte « les koulaks » du discours stalinien des années 1930… Pourquoi ne pas lire ou relire dès lors les mises en garde de Raymond Aron sur les dégâts de l´idéologie ?
[1] Ce statut juridique est une loi qui dessine un cadre général d’action contre les discriminations visant les Afro-Brésiliens (travail, santé, culture, accès à la terre…). On note à la fin de l’article 3, parmi les principes qui l’orientent, « le renforcement [fortalecimento] de l’identité nationale brésilienne ».
[2] Abdias Nascimento, O Genocídio do Negro Brasileiro. Processo de um Racismo Mascarado. S. Paulo, Editora Perspectiva, 2016 (1978); O Quilombismo. Documentos de uma Militância Pan-Africanista. São Paulo, Editora Perspectiva, 2020 (1980).
[3] Jean Hébrard (dir.), Brésil quatre siècles d’esclavage. Nouvelles questions, nouvelles recherches. Paris, Karthala, 2012.