Par Pierre Juston, doctorant en droit public, délégué de l’Association pour le droit de mourir dans la dignité (ADMD)
Jeudi dernier, le député Olivier Falorni réussissait, par le biais d’une niche parlementaire, à ce que l’Assemblée nationale débatte d’une proposition de loi permettant une aide active à mourir. Alors qu’il arrivait à rassembler une grande majorité de parlementaires de toute sensibilité autour de cette proposition, un quarteron de députés empêcha toute possibilité d’un vote du texte. Au-delà de la confiscation démocratique évidente provoquée par cette nuée d’amendements – susceptibles de faire rougir le plus complet des dictionnaires synonymiques –, cette obstruction illustre aussi autre chose : le combat pour ce droit est gagné sur le plan intellectuel, culturel et politique. « Vous avez déjà perdu ! » s’exclamait Olivier Falorni en s’adressant à ces quelques députés alors que le premier article créant en France l’assistance médicalisée active à mourir était tout de même voté souverainement par une écrasante majorité des représentants de la Nation. En utilisant un blocage aussi honteux que ridicule, ces députés démontraient qu’ils ne disposaient plus que d’un seul levier devant une évolution qu’ils savent, en réalité, inéluctable.
Un acte difficile, humain et fraternel
Loin des caricatures dont il fait régulièrement l’objet, principalement par peur et/ou par méconnaissance, le choix de sa mort en fin de vie est à mon sens un combat profondément humaniste. La mort n’est pas un élément étranger de la vie, pas plus qu’elle en serait la négation. Elle en est l’issue, connue et évidente, qui font des Hommes des êtres titulaires de cette vanité, celle de la conscience profonde de leur existence et donc, inexorablement, de leur propre finitude. Outre la question des seules souffrances inacceptables de personnes qu’il n’est malheureusement pas toujours possible de soulager – même dans la meilleure unité de soins palliatifs – c’est justement une conception humaniste qui incite des citoyens à s’engager pour ce combat.
« L’ultime soin », celui de permettre à la personne condamnée qui réclame de ne pas s’étouffer et suffoquer dans d’atroces souffrances devant ses proches impuissants n’est pas, comme on l’entend ici et là, « une mise à mort » ou un « assassinat ». C’est un acte profondément difficile, humain et fraternel qui avance de peu un évènement inéluctable, mais qui lui enlève ce que les naturalistes et intégristes religieux estiment devoir imposer à tous, au nom de leurs croyances et leurs convictions. Inconcevable serait le choix, selon eux, de la personne de passer outre « la volonté de dieu » ou celui de « la nature » qui dans certains cas, amènerait l’individu et ses proches à devoir subir l’insupportable. Certains commentateurs, aussi inspirés que renseignés des réalités de la fin de vie en France, proposent par exemple à celles et ceux qui veulent échapper à des souffrances affreuses « de se jeter du haut d’un pont » (!) Il faudra sans doute qu’ils se questionnent d’une part sur leur niveau d’empathie, la conception qu’ils ont de l’humanité et qu’ils considèrent d’autre part, que pour une personne atteinte d’une maladie de Charcot par exemple, une telle éventualité est rendue bien difficile…
Un « basculement anthropologique »… qui remonte à 1789
Au cœur de ce débat, la notion de dignité est centrale. Aussi malmenée que caricaturée en raison de son visage Janus, elle est souvent comprise soit comme une exclusive du collectif social, soit comme un absolu de l’individu. En réalité, elle est à la fois un élément qui échappe à la personne et qui lui interdit certains comportements pourtant consentis et désirés tout autant qu’un concept relevant de son seul jugement personnel, en fonction de ses valeurs, sa perception et sa volonté. Nier l’une ou l’autre facette de ce concept, c’est nier l’équilibre fondamental sur lequel repose nos sociétés modernes contemporaines. Admettre ce droit pour une personne en fin de vie qui souffre et dont le jugement n’est pas altéré ou soumis à diverses pressions sociales qui la pousseraient à le réclamer, relève selon moi de la facette libérale et personnelle de la dignité. C’est à dire celle qui revient à la personne de définir selon son propre jugement. Ne pas l’admettre pour une personne qui n’est pas dans cette situation relève de l’autre facette de la dignité.
Le « basculement anthropologique », argument utilisé par Michel Houellebecq (qui n’est pas à ma connaissance anthropologue mais un talentueux écrivain) s’est déjà opéré il y a maintenant plus de deux siècles, à l’occasion de la rédaction de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen de 1789, qui place l’homme au centre de son propre système. C’est cette modélisation areligieuse du lien politique que la philosophe Catherine Kintzler développe fort bien dans son ouvrage Penser la laïcité qui fait débuter ce basculement, dont certains redécouvrent les contours à la mesure de sa progression. Loin de n’être qu’un phénomène soudain, il s’inscrit dans un temps long, il est un processus lent et logique en lien intime avec celui de laïcisation du droit. La mise en avant de cet argument, celui d’un basculement fondamental, sur un ton oraculaire, fait sans nul doute son petit effet mais il ne résiste pas aux réalités auxquelles certains souhaitent se soustraire. Il fut entendu lors du débat sur l’IVG ou encore celui du mariage des couples des personnes de même sexe. Certains attendaient les flots apocalyptiques et les nuages de sauterelles divins… On les attend toujours. Quant à la notion de respect, sollicitée par l’écrivain, elle est aussi pertinente que celle du beau et du laid.
Une dernière étape pour la société civile
Il m’apparaît par ailleurs pour le moins paradoxal que les principales organisations religieuses portent dans leur ensemble un message aussi ferme et arrêté sur la question (bien évidemment légitime et respectable dans le cadre démocratique), alors que tout cheminement philosophique et spirituel me semble devoir exiger une réflexion essentielle sur l’existence et sa fin. En réalité, si les interprètes autorisés des trois monothéismes sont rétifs à toute possibilité pour le sujet de choisir pour lui-même lorsqu’il est en fin de vie, c’est sans doute parce qu’il ne reste finalement dans notre pays, que cette étape finale de la vie que la société civile ne s’est pas véritablement appropriée. Que restera-t-il donc aux grandes écoles religieuses et spirituelles dès lors que la question de la mort s’émancipera de la tabouïsation dans laquelle elle fut placée ? Que leur restera-t-il donc lorsque l’individu, titulaire de cette liberté, saura qu’il peut en faire ou non l’usage lorsque l’échéance inéluctable sera très proche et qu’il souffre ? Tout, mais dans les limites du cadre libéral dans lequel l’individu choisit – lorsqu’il le peut -, pour lui-même. Dans le cas d’espèce, ces écoles religieuses et spirituelles continueront d’offrir une conception tout à fait respectable à laquelle l’individu peut décider ou non de se soumettre mais qui ne lui sera pas imposée. Il s’agira pour ce dernier d’opérer un choix conscient, celui d’accepter ou non les souffrances physiques et psychologiques, parfois irrémédiables, selon ses propres convictions.
Renforcer le cadre législatif
« N’ayez pas peur ! » disait Jean-Paul II. Voilà le message que j’adresse aux députés sincèrement opposés à une telle évolution, dont les éléments essentiels de l’argumentation reposent en réalité sur des fondements religieux et naturalistes plus ou moins assumés. Le cadre proposé respectera et protégera leurs conceptions du monde, qu’ils pourront s’appliquer à eux-mêmes mais qui ne s’imposeront pas aux autres. Quant à celles et ceux, animés légitimement par les craintes « d’abus » et de « dérives », il s’agit pour eux de prendre conscience que les dérives et les abus de contrainte de mort s’opèrent justement malheureusement aujourd’hui chaque année en France en raison d’un cadre législatif insuffisant. C’est ce qui pousse d’ailleurs de nombreux compatriotes à devoir s’exiler pour mourir selon ce qu’ils estiment digne pour eux-mêmes, dans d’autres pays. N’est-ce pas d’ailleurs là une rupture d’égalité réelle puisque seuls ceux qui ont les moyens financiers et humains peuvent en bénéficier ?
Il n’y a pas de « bonne » ou de « mauvaise » fin de vie. Entre celui qui souhaiterait aller au bout du processus sans une aide active à mourir malgré des souffrances extrêmes, et celui qui, a contrario, en ferait le choix, la puissance publique ne me semble pas avoir la légitimité de définir ici ni le bon, ni le juste. La seule « bonne mort » est celle qui est choisie par l’individu, lorsque cela est bien évidemment rendu possible. C’est d’ailleurs sur cette frontière que la logique individualiste et libérale se retire.
La mort frappe aussi sans qu’il ne soit possible de décider quoi que soit. On ne décide pas toujours pour soi-même et le fantasme de la maîtrise de tout est nécessairement limité par une forme de chaos qui nous échappe nécessairement. En quoi cependant cette acceptation du hasard devrait-elle empêcher celui qui se trouve en situation d’agir en conformité avec sa conscience et ses croyances ? Le philosophe Ronald Dworkin indiquait déjà l’absurdité d’une telle conception en estimant que « faire mourir quelqu’un d’une manière que d’autres approuvent, mais que lui-même estime en contradiction épouvantable avec sa vie, est une forme dévastatrice et odieuse de tyrannie ».