Par Gilles Clavreul, délégué général de L’Aurore
On pourrait s’en tenir là : une tribune, abusivement présentée comme celle « d’intellectuels du monde entier », a été écrite et signée en anglais sous le titre suivant : « Déclaration internationale de solidarité avec les universitaires et militants décoloniaux ».
Dans la traduction française, plusieurs fois infidèle à l’original que L’Obs a publié, le titre a disparu. Trop explicite ? Il a été remplacé par la citation de la première phase du texte : « Nous voulons exprimer ici notre solidarité avec les universitaires français ». « Les universitaires français » ? Pas vraiment : il s’agit bien d’un texte écrit par des universitaires-militants décoloniaux, pour soutenir leurs camarades de lutte. Cette falsification initiale occulte, pour la plupart des lecteurs, ce que ce texte est vraiment et que la version originale atteste : certainement pas une tribune en défense des libertés académiques, mais un tract outrancier, verbeux et polémique.
Une succession de clichés déformants
Signé initialement par 187 « universitaires et militants », ce texte a en fait été rédigé par trois activistes, dont deux militants BDS[1] extrêmement virulents, plus prolixes sur des médias comme Al-Jazeera que dans des revues à comité de lecture, et une amie de la mouvance décoloniale, en témoigne sa participation au « Bandung du Nord », événement organisé en 2016 par le Parti des Indigènes de la République et ses alliés, ouvert par un hommage au terroriste George Ibrahim Abdallah. Parmi les signataires, on retrouve des figures des subaltern studies[2] comme Homi Bhabha et G.C. Spivak, peu connues en France mais jouissant d’une notoriété internationale, ainsi que les principaux « penseurs » décoloniaux, Walter Mignolo et Ramon Grosfoguel, autre compagnon de route du PIR.
Peu importent, au fond, les charges habituelles contre la « mentalité coloniale », la « gauche blanche » et les législations forcément racistes et islamophobes, que les rédacteurs maitrisent de façon assez approximative – par exemple lorsqu’ils attribuent, dans la version anglaise, la dissolution du Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) à la loi confortant les principes de la République, qui n’est même pas encore votée. Ce sont là les procédés habituels de la mouvance décoloniale : imprécation, démonisation, approximations. On ne peut pas attendre autre chose d’une mouvance dont l’un des principaux protagonistes, Ramon Grosfoguel, quand il ne revisite pas l’Histoire occidentale avec la finesse et la rigueur d’un Zemmour zapatiste, explique que Gaza est le nouvel Auschwitz. Le jour où les post-, dé-, anti- coloniaux, voudront être pris au sérieux, qu’ils se démarquent clairement de ce genre d’élucubrations vaseuses et complotistes.
En fait, pour ceux, dont nous sommes qui critiquent la « pensée » décoloniale, cette tribune se suffit presque à elle-même : prétendant défendre la recherche contre les tentatives de mainmise idéologique, elle n’est qu’une succession de clichés déformants contre les lois « liberticides », un autodafé contre la France, et non une défense rigoureuse et mesurée de la disputatio académique, laquelle suppose bonne foi, travail critique et respect du pluralisme.
En revanche, elle poste trois questions.
Une faute éditoriale
La première regarde l’éditeur : comment L’Obs, le magazine de Jean Daniel et de Françoise Giroud, celui de Jacques Julliard, de Bernard Frank et de Wolinski, peut-il publier un brûlot pareil ? Débat d’idées ? Très bien : dans ce cas pourquoi ne pas accueillir, tant qu’on y est, une diatribe de Renaud Camus en faveur de la « remigration » ? En publiant cette tribune, sans précaution et en l’accompagnant d’un titre trompeur, L’Obs a commis à nos yeux une faute éditoriale. Que les décoloniaux expriment leurs idées, très bien : non seulement la liberté d’expression l’exige, mais c’est en plus le meilleur moyen de donner à voir le vide et la pauvreté de leur argumentation, la faiblesse et la subjectivité de leur vision historique, l’incohérence de leurs idées et l’absence de projet politique au-delà de la pure dénonciation. Mais que L’Obs les publie, sans aucune mise en situation ni contrepoint, c’est autrement plus problématique selon nous. Le propre de la gauche démocratique et antitotalitaire que nous aimons et dont nous sommes issus, ce n’est pas seulement de savoir lutter contre la droite et l’extrême-droite : c’est aussi, c’est en fait, surtout, d’avoir le courage de penser contre soi-même. Et donc, de refuser la facilité et la démagogie de cette nouvelle radicalité qui, sous couvert de lutte contre le racisme, propage des idées absolument incompatibles avec les idéaux démocratiques. A minima, la pique contre la « gauche blanche » aurait dû éveiller l’attention des relecteurs de L’Obs : ils sont les premiers visés par cette étiquette douteuse.
Des ennemis de la liberté
La seconde question porte sur l’inconsistance du face-à-face dans lequel on veut installer les activistes décoloniaux et leurs soutiens, et les universalistes dont nous sommes. L’idée même de « répondre » à cette tribune nous a d’ailleurs posé problème : non seulement cette interminable bataille de tribunes a quelque chose d’épuisant et d’absurde ; mais est-il seulement légitime et moralement acceptable de se mettre au niveau de militants qui exècrent nos institutions démocratiques, et qui défendent par ailleurs, soit par tactique, soit par idéologie, des organisations terroristes comme le Hamas, des comportements xénophobes, antisémites, homophobes ou sexistes ? C’est pourtant cela, la mouvance décoloniale : une idéologie identitaire, qui se gonfle d’un pseudo-savoir théorique, et qui défend des idées et des comportements à l’opposé de nos principes démocratiques, sous couvert de progressisme et de justice sociale Entre décoloniaux et extrême-droite, il n’y a pas à choisir : ce sont deux ennemis de la liberté.
L’expression d’un monde libéral
La troisième question porte sur le pourquoi du succès croissant de cette mouvance décoloniale. On ne doit certes jamais oublier que, si des mouvements radicaux quels qu’ils soient captent une colère, c’est qu’il y a d’abord une colère et que les institutions démocratiques n’ont pas su y répondre. C’est vrai pour la colère dont les populistes profitent ; c’est vrai aussi pour le ressentiment et le sentiment d’exclusion profonds que les décoloniaux parviennent à traduire politiquement. Que la République se montre donc à la hauteur, et qu’elle sache entendre les déceptions, les frustrations et les colères : il faut avoir des œillères pour les ignorer. Il y a néanmoins une autre raison, que nous retournons non seulement vers L’Obs, mais plus largement vers les élites progressistes, politiques, médiatiques et intellectuelles – et singulièrement ces dernières puisque le débat se focalise ces derniers temps sur l’université.
Au fond, non sans habileté, les décoloniaux font vibrer la corde libérale qui résonne en chacun de nous. Cet édifice « Occidental, blanc, patriarcal » qu’ils dénoncent, comme un simulacre de démocratie, une parodie de droits humains, est en fait leur vrai cadre de référence, et pour ainsi dire le seul. Les signataires de cette pétition ne sont pas seulement, sociologiquement et réellement, des représentants des classes supérieures occidentales, percevant des revenus de quatre à vingt fois supérieurs aux travailleurs pauvres, quelle que soit leur couleur – et non des « minoritaires racisé.e.s » comme ils le prétendent. Ils sont aussi, en usant des ressources que l’État de droit leur offre, les dignes représentants d’un monde néo-libéral où la revendication de la liberté peut être retournée à tout moment, non seulement contre les institutions garantes de la démocratie, taxées de « racisme d’État » (là encore, « state racisms » n’a pas été repris tel quel dans la version française, qui évoque un « racisme structurel porté par l’Etat »…), « d’islamophobie » et de culture coloniale, mais encore et surtout contre tous ceux, enseignants comme à Grenoble, intellectuels, journalistes ou simples citoyens, qui s’avisent de contester leur implacable doxa.
Porte-voix autoproclamés des « dominés », les universitaires décoloniaux sont en réalité des dominants, cette pétition droit sortie des plus prestigieux campus américains l’atteste. Et ils entendent bien intimer le respect aux petits ministres de ce petit pays, la France, dont ils ne peuvent masquer l’exécration qu’il leur inspire. Feignant de porter la parole de l’Esclave, c’est en fait le langage du Maître qui s’exprime par leur bouche.
[1] Mobilisation contre Israël et ses citoyens, qui prône le boycott, le désinvestissement et les sanctions à leur égard. La campagne, antisioniste, entend mettre fin à l’occupation des territoires conquis par Israël lors de la Guerre des Six Jours (juin 1967).
[2] Courant historiographique nourri du discours critique de la postcolonialité, qui étudie les sociétés postcoloniales et post-impériales d’Asie du Sud en particulier, et plus généralement du Sud.
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