Par la Rédaction
Jean-Claude Roure est né le 11 mai 1938 à Alger. Effectuant ses études supérieures en métropole, il s’engage dans le syndicalisme étudiant et participe au comité antifasciste des écoles normales supérieures, en mai 1958. Professeur de Lettres, au lycée d’Alès, il prend la présidence de l’Union nationale des étudiants de France en 1962-1963. C’est au cours de sa brève présidence qu’il rédige un texte pour Le Droit de Vivre, publié en novembre 1962, que nous reproduisons ci-dessous.
Il y évoque les émeutes de l’université du Mississippi (Oxford) de l’automne 1962 et la répression meurtrière de la manifestation, à Paris, des Algériens, du 17 octobre 1961.
Le syndicaliste fait également référence à la Charte de Grenoble, charte fondatrice du syndicalisme étudiant (1946), qui reconnaît l’étudiant comme un « jeune travailleur intellectuel » (art. 1) et énonce, entre autres devoirs, celui de « défendre la liberté contre toute oppression, ce qui, pour l’intellectuel, constitue la mission la plus sacrée » (art. 7). Oppression… un terme dont l’usage inspire de nos jours de bien curieuses mobilisations, qui entendent laisser sur le bas-côté de la cause antiraciste, sinon l’exclure tout à fait, une partie de l’humanité, sur la base de sa seule couleur de peau.
« Les étudiants contre toute ségrégation dans l’Université », c’est le titre d’une tribune qui rappelle qu’il est possible de se battre « contre toute oppression », sans renoncer pour autant aux principe élémentaires de reconnaissance et d’égalité des droits. Un plaidoyer en faveur de l’antiracisme universaliste et d’un volontarisme politique en la matière.
« Le déchaînement des passions racistes les plus violentes dont l’Université d’Oxford [Mississippi] vient d’être le théâtre ont montré avec évidence, une fois de plus, que si le racisme pouvait se manifester dans une Université, il y était, si possible, plus odieux encore que nulle part ailleurs.
Quel labyrinthe de la déraison faudrait-il parcourir pour trouver l’explication de semblable folie, d’une si grimaçante fureur ? Des étudiants, des hommes mûrs et chargés de responsabilités entrent en transes, se déclarent prêts à donner leur vie… pour qu’un jeune étudiant noir n’entre pas dans « leur » Université.
Il ne s’agit pas ici de s’indigner ; ce serait, dans ces colonnes, trop évidemment superflu. Il s’agit bien plutôt de comprendre, car, pas plus que le racisme honteux, la fureur ségrégationniste n’est capable ni de s’expliquer, ni surtout de se justifier elle-même.
Que s’est-il passé à Oxford, qu’est-il arrivé à Paris en octobre 1961 ? Que pensent vraiment les logeurs et logeuses qui, tous les jours, proposent des chambres « pour des étudiants blancs » ? Certains d’entre nous ont encore présent à la mémoire ce temps de leur petite enfance où ils voyaient sans comprendre des Français, des hommes, contraints de porter cet insigne qu’on voulait infamant.
L’année dernière, une émission de télévision consacrée au racisme fit grand bruit. Elle fit réfléchir tous ceux qui la virent ; et je suis très convaincu qu’elle inspira à beaucoup de spectateurs un profond sentiment de malaise. Le thème, il me semble, était à peu près celui-ci : « Le Français, c’est bien connu, n’est pas raciste. Eh bien ! regardez ces images. Le racisme est latent en chacun d’entre vous. Devenez-en conscients et exorcisez la bête. »
Seuls manquaient les moyens. Que l’on me comprenne bien : je ne fais ici aucun procès d’intention à Étienne Lalou et Igor Barrère [réalisateurs de l’émission, ndlr], dont le courage et la lucidité dans ce domaine furent au-dessus de tout éloge. Je crains cependant que présenter le racisme comme une sorte de mécanisme psychosociologique inconscient, mais toujours prêt à se déchaîner, ne soit une erreur d’analyse d’une part, et, d’autre part, ne présente des risques assez graves du point de vue de la lutte antiraciste. Peut-être, effectivement, de tels éléments psychologiques entrent-ils en ligne de compte ; mais le racisme doit, me semble-t-il, être considéré avant tout comme un problème politique qui ne peut être résolu que par des mesures d’ordre politique.
En effet, la plupart des cas de racisme s’expliquent par la conviction implicite que l’individu que l’on repousse appartient à un groupe minoritaire ou majoritaire que l’on opprime et que l’on sait hostile. Le groupe opprimé, ou ses représentants, sont donc dangereux, non seulement à cause de leur puissance objective, mais aussi parce que leur simple présence accuse, et met en cause l’oppression qui n’a d’autre fondement que la loi du plus fort, et que l’on ne peut justifier que comme on justifie le privilège des classes, c’est-à-dire en abaissant, en humiliant l’autre groupe ou l’autre classe, en le persuadant lui-même de son infériorité. (…)
La Charte de Grenoble, base fondamentale du mouvement étudiant résume notre position : la place de l’étudiant, quelle que soit son origine ethnique ou sociale, est la même dans l’Université, une des valeurs que défend l’Université étant précisément la reconnaissance des droits de chacun et la lutte contre toute oppression, qu’elle soit d’origine politique, idéologique ou raciale. »
(Le Droit de Vivre, novembre 1962)