Par Chahla Chafiq, écrivaine et sociologue
(Article paru dans Le DDV n°682, mars 2021)
Dans les décombres de l’attaque meurtrière contre Charlie Hebdo en 2015, puis de l’assassinat de Samuel Paty en 2020, les manifestations enragées dans les pays musulmans contre la France « mécréante », ainsi que les discours des autorités religieuses et politiques de ces pays appelant au respect de l’islam provoquèrent des discussions sur la laïcité et la liberté d’expression à la française. Ces dernières sont-elles compatibles avec le respect des différences ? Ne génèrent-elles pas des tensions, parce qu’incompréhensibles dans d’autres univers culturels ? N’apportent-elles pas de l’eau au moulin des extrémistes en attisant la haine de l’Autre ?
Revoir la laïcité
Ces questions reviennent régulièrement dans les débats, à l’étranger comme en France. Ayant pris part à ces discussions ici ou là, j’ai pu constater qu’en général un seul point distingue les critiques provenant de l’étranger de celles existant en France : les premières ciblent le bien-fondé de la laïcité et de la liberté d’expression, alors que les secondes visent les « excès » de ces principes dans leur mise en pratique. Dans les deux cas, l’on entend, directement ou indirectement, un appel à revoir la laïcité pour l’adapter à des exigences présumées respectueuses de la diversité religieuse. Des massacres sont commis en réponse à la diffusion de caricatures, et voilà la laïcité sur le banc des accusés. Pour certains, il s’agit d’un mauvais procès ; d’autres, plus indulgents, y voient une mécompréhension de la laïcité française. L’un des impératifs de ce principe étant de mettre fin aux violents conflits qui se sont nourris, et se nourrissent encore, des différences religieuses, comment se fait-il qu’il se voie mis en cause alors même que les violences meurtrières perpétrées le sont au nom d’une religion, en l’occurrence l’islam ? La laïcité et la liberté d’expression pratiquées en France heurteraient violemment les musulmans, entend-on, un tel point de vue suscitant deux réactions opposées : l’une affirme l’incompatibilité de l’islam avec les valeurs fondamentales de la République française et conclut à l’impossibilité d’intégration des musulmans en France, alors que l’autre appelle à tenir compte des (res)sentiments des musulmans en vue de soutenir le vivre ensemble et le respect mutuel, aussi bien dans les relations internationales qu’en France. Je crois que ces controverses omniprésentes dans les débats actuels méritent d’être examinées à l’aune d’une contextualisation sociohistorique et politique, laquelle nous permettrait de dépasser les premiers niveaux d’étonnement et/ou d’indignation et de saisir le fond des questions que pose et impose le rapport du monde musulman à la laïcité française. Ce faisant, nous distinguerons plusieurs faits et phénomènes significatifs qui nous invitent à déconstruire des représentations dominantes.
Terreur islamiste
Premier point important à rappeler : à l’époque contemporaine, l’avènement de la terreur en tant que sanction du blasphème remonte à la fatwa de l’ayatollah Khomeini en 1989, qui appelait à l’assassinat de Salman Rushdie pour son roman Les Versets sataniques. Dans un contexte agité, allant des pays islamiques jusqu’à Londres et Paris, Khomeini se servit de cette fatwa pour emporter le leadership parmi les mouvements islamistes. Sous le choc, Rushdie présenta ses excuses aux musulmans avant de comprendre que le fond politico-idéologique des protestations rendait vaine sa démarche : l’écrivain ne trouva d’issue que dans la clandestinité, pendant que les traducteurs du roman subissaient la terreur islamiste, à travers le monde, en étant grièvement blessés ou tués. À l’époque, un député travailliste voulant calmer les protestations trouva bon de proposer que la loi sur le blasphème, en vigueur au Royaume-Uni, soit étendue à l’islam ; cette loi qui concernait uniquement le christianisme, en particulier l’anglicanisme, fut finalement abolie en 2008. Ces faits attestent clairement que la terreur islamiste sous prétexte de blasphème n’est pas propre à la France : c’est ailleurs qu’elle fait ses premiers pas, elle n’a pas de lien causal avec la laïcité et la liberté d’expression à la française.
L’expérience des pays islamiques eux-mêmes confirme cette observation. Qu’il s’agisse de l’islamisme chiite ou sunnite, ainsi que le démontrent l’histoire de pays comme l’Iran, l’Algérie, l’Irak et l’Afghanistan, le projet islamiste engendre systématiquement la terreur contre la liberté d’expression. Avant de lancer sa fatwa contre Rushdie, Khomeini avait déjà créé la notion d’eslam setizi (en persan : batailler contre l’islam), qui fut employée pour écraser toute opposition politique, en la rangeant du côté des ennemis de Dieu, et instaurer un système de contrôle et de censure sur toute la société iranienne[1]. Ailleurs aussi, la volonté islamiste de formater la société selon sa doctrine codifie idéologiquement les notions de oumma et de jihad : le peuple devenu oumma est guidé sur le droit chemin par la loi religieuse qui, à cet effet, trouve son levier essentiel dans le jihad. L’étouffement des libertés découle de ce jihad culturel. Dans l’Algérie des années 1990, par exemple, la terreur islamiste élimina de nombreux journalistes, écrivains, poètes, intellectuels et syndicalistes, en raison d’œuvres ou de propos jugés nuisibles à l’ordre divin. Tahar Djaout, écrivain et poète, le décrit en une phrase devenue célèbre : « Si tu parles, tu meurs, si tu te tais, tu meurs, alors écris et meurs ! » Hélas, les islamistes lui donnèrent raison et le tuèrent à son tour.
Historicité et diversité des pays islamiques
Les mots amers de Djaout portent un constat lucide dont attestent maintes expériences : il n’existe pas de ligne rouge dont le respect préserverait la liberté d’expression de la rage islamiste. Qu’est-ce qui rend si difficile la prise de conscience de cette réalité, y compris parmi les acteurs sociaux et politiques sincèrement attachés à la liberté de conscience et d’expression ? La réponse réside dans l’immense cécité qui existe relativement au caractère fascisant de l’idéologie islamiste, cécité qui nous renseigne sur une confusion fort répandue entre la religion islamique et l’islamisme en tant que projet politique. Interroger cette confusion nous permet de saisir comment, dans l’approche de l’islamisme, l’historicité des pays dits islamiques tend souvent à être omise au profit d’une vision identitaire totalisante qui, in fine, apporte de l’eau au moulin de l’islamisme. En effet, à l’instar de toute religion, l’islam peut accueillir de multiples interprétations et pratiques ; l’islamisme, au contraire, vise à réorienter l’évolution moderne des sociétés dites musulmanes qui intègrent, à divers degrés, une forme de sécularisation, depuis l’établissement de la laïcité dans la Turquie d’Atatürk (1937) à une sécularisation plus ou moins poussée. Notons que dans la Tunisie des années 1950, Bourguiba mena d’importantes réformes dans ce domaine en se référant à une vision éclairée de l’islam et que, dans l’Iran d’avant 1979, les rois Pahlavi menèrent des initiatives de sécularisation inhérentes à leurs projets modernisateurs tout en affirmant leur attachement à l’islam. Dans ces pays, comme dans d’autres contrées musulmanes, le refus des pouvoirs autoritaires d’intégrer les valeurs démocratiques dans leurs processus de modernisation profita au développement des courants islamistes. Néanmoins, la résistance multiforme à l’encontre des islamistes, le recours de ces derniers à la terreur pour asseoir leur pouvoir, et leur échec visible à réaliser leur modèle politique décrient fortement les théorisations identitaires qui, derrière des lunettes d’extrême droite ou de gauche populiste, voient dans l’islamisme l’alternative du « peuple musulman » face à l’Occident.
Une liberté d’expression en régression
Une fois la nature idéologique de l’islamisme comprise, un regard rapide sur les scènes de colère contre la France après l’assassinat tragique de Samuel Paty, ainsi que les discours à ce sujet, nous aide à identifier les véritables enjeux auxquels nous devrions nous intéresser au regard des valeurs démocratiques. Si la petite portée des manifestations organisées en Iran révèle le temps révolu du jihad culturel islamiste dont la population souffre dans sa chair, les sorties enflammées d’Erdogan en Turquie confirment son élan islamo-nationaliste. Face à cela, l’invisibilité des acteurs opposés à la terreur islamiste, qui se faisaient pourtant entendre au moment de la fatwa lancée contre Rushdie, alerte sur les effets néfastes des restrictions imposées ces dernières années à la liberté d’expression, lesquelles favorisent les islamistes au détriment des forces démocratiques. Par ailleurs, la position critique de la Jordanie envers la France en 2020, alors même que le roi Abdallah avait participé en 2015 à la marche parisienne pour Charlie Hebdo, nous avertit de l’avancée de l’islamisme dans sa bataille stratégique contre la liberté d’expression. Enfin, que l’université d’Al-Azhar (Caire) réclame l’adoption d’une législation mondiale sur la « diffamation des religions et de leurs symboles sacrés » nous informe sur le plan que nourrissent, consciemment ou inconsciemment, les remises en cause de la laïcité et de la liberté d’expression. Rappelons qu’un tel dessein réunit, au niveau international, les extrémistes religieux et les défenseurs des systèmes dictatoriaux.
[1] Chahla Chafiq, Le nouvel homme islamiste. La prison politique en Iran, Paris, Le Félin, 2002.