Par Georges Dupuy, journaliste
(Article paru dans Le DDV n°682, mars 2021)
Bien sûr, il y a cette pandémie sans fin, son petit restaurant parisien qui prend l’eau et ses cinq salariés au chômage. Mais, parfois, Anne-Sophie (1) se sent soulagée de n’avoir plus à régler les tensions que le fait religieux entraîne au sein de sa petite équipe. Notamment quand les fêtes religieuses musulmanes ou juives s’empilent et qu’en plus d’être la patronne, elle doit remplacer les absents. Quand un de ses employés refuse de servir du vin en salle. « Je sens bien aussi que ça gêne les musulmans qu’une femme les dirige », confie-t-elle.
Demandes raisonnables
La jeune femme n’est pas un cas isolé. Lionel Honoré, directeur de l’Observatoire du fait religieux en entreprise (Ofre), une référence en la matière, souligne : « Deux entreprises sur trois rencontrent plus ou moins régulièrement le fait religieux. » Les résultats 2020 de son baromètre (en partenariat avec l’Institut Montaigne) devraient confirmer ceux de 2019, où 72 % des 1 100 cadres interrogés constataient une augmentation des manifestations religieuses au travail. Liées à l’islam pour 95 % d’entre elles, un bon tiers concernait l’absence et les aménagements du temps de travail, suivis par le port visible d’un signe religieux et les prières pendant le temps de pause.
Bien sûr, comme l’affirme Honoré, « le fait religieux en entreprise est peu problématique en général. Invisible, le plus souvent ». En 2019, 87 % des demandes religieuses étaient individuelles et jugées « raisonnables » par six cadres sur dix. De plus, une large majorité de celles qui nécessitaient une intervention managériale pouvaient se régler sans drame. Le nombre de cas susceptibles de bloquer le fonctionnement de l’entreprise et de générer des conflits avec les autres salariés, n’en a pas moins continué d’enfler. Il devrait avoir dépassé les 10 % en 2020 contre… 3 % en 2014 ! « Longtemps, le fait religieux en entreprise n’a pas été un sujet, rappelle Sophie Gherardi, la directrice du Centre d’études du fait religieux contemporain (CEFRELCO). Les boîtes faisaient venir les travailleurs immigrés et elles les assumaient avec leurs pratiques religieuses. Mais, à force de focalisation anxieuse sur l’islam, ça a fini par en être un. »
Nouvelle vague
Tout a commencé en 1982 avec les grandes grèves de la filière automobile. Pour peser dans la balance face à un patronat aux méthodes très musclées, la Confédération générale du travail (CGT) est obligée de mobiliser les travailleurs immigrés sans grande conscience de classe (2). Droit de croire différemment, salles de prière et aménagements durant le ramadan, la religion devient un enjeu syndical alors que personne ne demande rien.
Mais cette tactique occasionnelle n’explique pas la montée en puissance régulière du fait religieux en entreprise. Les raisons sont dans le changement de nature de la place des immigrés dans la société française, de leurs besoins et de leurs envies. Le tournant se situe dans les années 1980. Les « Chibanis » qui venaient pour travailler et se faire une pelote avant de repartir au bled sont restés en France. Ils ont fait venir leurs familles. Et leurs enfants de nationalité française forment la nouvelle vague que les sociologues Catherine Wihtol de Wenden et René Mouriaux (3) décrivent comme : « Plus jeune, plus offensive socialement et politiquement, et plus identitaire dans ses revendications. » Jean-Christophe Volia, docteur en sciences du management, remarque : « L’entreprise n’est pas un îlot en pleine mer. Elle est une chambre d’échos traversée par toutes les évolutions politiques et sociales. »
Crispation et méfiance
Attentat après attentat, le monde du travail s’est durci à l’image de la société. La crispation et la méfiance vis-à-vis de la religion musulmane, soupçonnée de vouloir remplacer les lois la République laïque par la charia, se sont traduites à leur tour par un nouveau repli des croyants sur leurs valeurs religieuses. Alors que l’intégration bat aussi de l’aile. Les saisines de la Défenseure des droits, Claire Hédon, témoignent de la dégradation de l’ambiance des bureaux et des ateliers, où, entre procès d’intention et discours carrément racistes, les personnes sont davantage mises en cause pour leur religion que pour leur pratique.
Pour Sophie Latraverse, directrice du secrétariat général de la Défenseure : « Une prise de conscience est nécessaire dans l’emploi vis-à-vis des blagues douteuses liées à la religion, comme c’est déjà le cas depuis plusieurs années en matière de harcèlement sexuel. » On le souhaite ! Mais, depuis une dizaine d’années, l’entreprise et ses salariés ordinaires sont confrontés à des manifestations abusives du fait religieux musulman. Les absences sans autorisation, les prières pendant le temps de travail, les signes ostentatoires, la sélection des colis à manipuler selon leur contenu, les remarques sur la tenue des femmes ou le refus de leur serrer la main, sinon d’être dirigé par elles et, last but not least, le prosélytisme ou les tensions entre religions. Avec l’école, les clubs sportifs et les associations, l’entreprise est devenue une des cibles majeures de l’entrisme des salafistes et des Frères musulmans. Les intégristes privilégient les secteurs à forte densité religieuse, tels le BTP, les transports, la logistique, la grande distribution ou la sécurité. Des branches propres à la constitution d’un groupe prêt à faire le bras de fer avec le management pour imposer ses lois. Quitte à pulvériser le dialogue et la compréhension mutuelle.
Expansionnisme
Adel Paul Boulad, auteur de Le tabou de l’entrisme islamique en entreprise (Éditions VaPresse), déroule la stratégie : « Au début, on pose une demande mineure et si elle est acceptée, on augmente la pression. Parallèlement, on travaille au corps les salariés musulmans modérés jusqu’à pouvoir disposer d’une masse critique disposant de bureaux communs, de salles de prières collectives et dirigée par un leader prosélyte. » Syndicaliste si possible. André Milan, ancien Secrétaire général des Transports de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), raconte : « Au début, nous avons été très déstabilisés. Nous avions l’habitude de parler solidarité et émancipation. Eux, ils nous répondaient religion, salles de prières collectives ou réorganisation. » Selon Philippe Martinez, le patron de la CGT, sa centrale aurait perdu sa place de leader syndical chez Air France parce qu’elle faisait le ménage dans ses rangs après que la CGT d’Air France, infiltrée, a poussé à installer une cantine halal en 2001. Probable : « Aux élections professionnelles, souligne André Milan, les intégristes allaient voir les syndicats, ils marchandaient leurs voix, « Aménage telle ou telle chose, et on votera pour toi !ʺ »
Si la contamination ou son risque ont braqué les projecteurs sur les grands groupes comme la SNCF, la Poste, EDF, Orange, Servair ou encore de grosses sociétés de ramassage d’ordures ménagères, le fait religieux perturbateur peut impacter toutes les entreprises. Marc (1), alors responsable d’une société privée de transports publics, se souvient combien, en 2014, il s’était trouvé démuni, quand il a dû faire face à des faits religieux durs et désorganisateurs que même la RATP avait du mal à combattre dans ses dépôts de banlieue. Que faire alors ? Et quelles consignes passer aux chefs d’équipe qui sont sur le front ?
Loi El Khomri
C’est qu’à l’époque, la législation est nettement moins claire qu’aujourd’hui en ce qui concerne la religion en entreprise. Depuis, la jurisprudence, tant française qu’européenne, s’est étoffée. Elle permet ainsi de mieux naviguer dans cette zone de flou total du Code du travail qui s’est créée entre, d’une part, le respect dû aux libertés fondamentales de croire et de manifester sa croyance en public comme en privé, et, de l’autre, la possibilité pour l’entreprise de réglementer le culte. À condition, pour elle, que la restriction envisagée soit légitime parce qu’il y a atteinte aux impératifs de santé et de sécurité ou à l’intérêt de l’entreprise, et qu’elle soit aussi proportionnée au but recherché. Si l’on ajoute à cela que l’employeur n’est tenu en rien de faciliter l’expression religieuse de ses salariés, on comprendra que les avocats ne sont pas près d’être au chômage !
Il aura fallu attendre août 2016 pour que l’État renforce considérablement l’arsenal défensif contre le rigorisme religieux et l’entrisme. Désormais, selon la loi El Khomri, le règlement intérieur des entreprises privées peut contenir « des dispositions inscrivant le principe de neutralité (jusque-là réservé aux entreprises publiques) et restreignant la manifestation des convictions des salariés, si ces restrictions sont justifiées par l’exercice d’autres libertés et droits fondamentaux ou par les nécessités du bon fonctionnement de l’entreprise ». Une loi dans l’esprit du temps : 62 % des Français pensent que la religion appartient à la sphère privée et que ses signes doivent être discrets. Sinon, invisibles. Emmanuel Macron entend aller plus loin. Son projet de loi « contre le séparatisme », rebaptisé « confortant les principes républicains », prévoit de rendre obligatoire la neutralité pour toutes les entreprises privées délégataires du service public. De la crèche Baby-Loup au casino du bord de mer, en passant par les bus ou les piscines.
Laïcité
« Tout menaçait de déraper, il fallait que j’agisse », se rappelle encore Marc, notre transporteur privé. Aidé par l’anthropologue Dounia Bouzar, il entreprend d’abord un travail d’écoute et d’apaisement. Bien vite suivi d’une charte « respect et égalité », « co-construite » avec des salariés volontaires, notamment musulmans, et bâtie sur le principe de la neutralité due au service public. Ce qui, à l’époque, est encore totalement illégal. Pari gagné : un an plus tard, l’entreprise est pacifiée.
Un autre, avant Marc, avait choisi d’aller encore plus loin dans le hors-piste. En novembre 2014, après 18 mois de consultations et d’explications, Jean-Luc Petithuguenin, patron du groupe privé de recyclage Paprec, avait placé ses 5 000 salariés de 56 nationalités différentes sous l’égide de la laïcité, garante de l’égalité dans la diversité. Au nom du « vivre ensemble », la religion est officiellement absente de l’entreprise. Quitte, officieusement, à accepter quelques prières. Aujourd’hui, Paprec reste un cas isolé. Malgré la croissance des faits problématiques, rares sont les patrons qui souhaitent l’adoption de lois bannissant la religion de leur entreprise. Lionel Honoré affirme : « Ce serait une erreur de brimer les salariés qui vivent paisiblement leur foi. » Ce serait aussi une erreur managériale quand les ressources humaines (RH) demandent aux employés de s’investir totalement dans le projet d’entreprise. Enfin, ce serait une erreur politique qui accentuerait la tentation communautariste de ceux qui ne pourraient plus concilier travail et religion. D’autant que les salariés connaissent de mieux en mieux leurs droits. Le très controversé Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF), avant de s’auto-dissoudre, avait ainsi édité une plaquette pour aider les étudiants arrivant sur le marché du travail à se défendre légalement.
Impulsion
Ce qui n’empêche pas d’élaborer des règles communes. Sophie Gherardi constate : « Les entreprises qui se sont dotées de chartes ou de guides s’en sont mieux sorties que les autres ! » Depuis 20 ans, les grandes compagnies, de Casino à Total, en passant par EDF, la Poste, la RATP ou Orange (ex France-Télécom), se sont dotées d’outils, inaccessibles, il est vrai, à une majorité d’entreprises. Qu’ils fassent du fait religieux un sujet à part ou qu’ils l’intègrent dans l’ensemble plus vaste de la gestion de la diversité, leur but est double : expliquer aux salariés la philosophie globale de l’entreprise et offrir des réponses aux questions de leurs managers de proximité. À voir ! « Les guides sont parfois trop théoriques. Le manager de base qui doute veut du concret », explique Alain Gavand, du cabinet Alain Gavand Conseil. Lionel Honoré est plus tranchant : « Guides ou pas, le grand problème, c’est la myopie des entreprises. » Ainsi, en cas de crise, certaines directions ne veulent rien savoir. La gestion des difficultés est abandonnée aux managers de terrain qui ne font pas remonter les blocages de peur d’être mal notés ou parce qu’ils sont totalement dépassés. Comme dans cette entreprise où les non musulmans en étaient venus à jeter des morceaux de jambon dans les vases des ablutions rituelles. « L’impulsion doit venir d’en haut », confirme Hugo Gaillard. Pour l’auteur de Manager l’expression religieuse au travail (Éditions AFMD), « le chef d’équipe qui a décidé de sanctionner une dérive doit être soutenu par sa hiérarchie, sinon cela se passera mal ». Encore faut-il, aussi, qu’il soit au courant de la stratégie politique de son entreprise en matière de faits religieux et qu’on lui ait donné les moyens d’être équitable face à un collectif diversifié et sensible aux discriminations. Faute de quoi, il pourrait être tenté de de laisser faire si cela lui garantit une certaine paix dans son équipe. La route est encore longue : en 2019, 60 % des cadres interrogés par Lionel Honoré déclaraient qu’ils ne bénéficiaient pas du soutien nécessaire.
(1) Anne-Sophie et Marc sont des pseudonymes.
(2) Vincent Gay, « Grèves saintes ou grèves ouvrières ? Le « problème musulmanʺ dans les conflits de l’automobile, 1982-1983 », Genèses, 2015/1 (n°98).
(3) Catherine Wihtol de Wenden et René Mouriaux, « Syndicalisme français et Islam », Revue française de science politique, 37/6, 1987.